Les Américains procèdent davantage par induction: du particulier au général. À l'origine de cette source d'instabilité créatrice, des facteurs religieux, notamment.
Pour comprendre la profonde différence de mentalité entre les Américains et les Européens, on peut adopter de multiples grilles de lecture.
Mais il y a un prisme qui domine les autres : la nature du raisonnement. Les Européens sont essentiellement déductifs, tandis que les Américains sont inductifs.
De quoi s’agit-il? La déduction et l’induction sont deux types de raisonnement logique. La déduction consiste à tirer une conclusion à partir de prémisses générales: si ces dernières sont vraies, alors la conclusion doit l’être aussi. L’induction, en revanche, part d’observations spécifiques pour formuler un constat provisoire et seulement plausible. Ainsi, la déduction va du général au particulier, tandis que l’induction va du particulier au général. Cette différence d’approche est de nature philosophique. De manière simplifiée, la pensée de Socrate, plus axée sur le dialogue maïeutique, diffère de l’approche inductive d’Aristote. Et lorsqu’on transpose ces perspectives dans la tradition chrétienne, on peut opposer la déduction de Saint Augustin à la démarche inductive de Thomas d’Aquin.
Mais cela va plus loin: la déduction conduit à chercher des réponses, tandis que l’induction consiste à poser des questions sur des questions. L’induction mène donc à se diriger vers un problème plutôt que vers une solution, car il s’agit de déconstruire et de reconstruire (en mieux) en permanence. Chez les inductifs, la relation à la question devient la réponse, dans ce que les Américains appellent un raisonnement "inquiry-driven". On est proche de la destruction créatrice de Joseph Schumpeter.
Pourquoi les Américains et les Européens adoptent-ils des approches différentes? Les facteurs explicatifs sont nombreux, à commencer par la jeunesse historique des États-Unis, pays-continent qui a dû se construire dans la confrontation aux éléments et imaginer une structuration sociale adaptée, par essais et erreurs. Les États-Unis ont aussi adopté une tradition empirique héritée de la philosophie pragmatiste du XIXe siècle. De surcroît, dans une société diverse et individualiste, l’accent est souvent mis sur les expériences et les perspectives individuelles.
Mais il y a probablement un arrière-plan religieux. En effet, les pays catholiques (et même certains pays d’essence luthérienne comme l’Allemagne et les pays nordiques) sont empreints d’une approche déductive, héritée de la structuration de la pensée biblique et de l’organisation pyramidale de l’Église, qui revendique le monopole de l’interprétation biblique. La structure est donc verticale.
Dans les pays d’essence calviniste et mercantile (Pays-Bas, Royaume-Uni et États-Unis), règne (très vaguement) l’idée de la prédestination. Dans cette doctrine théologique développée par Jean Calvin, bien que le destin de chaque individu soit fixé par Dieu, les humains sont encouragés à vivre une vie pieuse et morale, et à se dépasser sans relâche. Dans un monde mercantile, l’enrichissement est une preuve d’élection. Mais cet enrichissement n’est pas un état abouti: il faut constamment démontrer que l’on peut se dépasser, en recherchant toujours de nouveaux défis qui amplifient l’enrichissement. Ainsi, le capitalisme d’essence calviniste est intranquille et évolutif, constamment orienté vers l’avenir. Il est, en réalité, horizontal et sinueux.
Bien sûr, cet argument religieux n’est pas définitif: la tradition inductive aux États-Unis a été influencée par des courants philosophiques laïques, et par l’influence des Lumières, mais on pressent néanmoins la force de l’induction dans un contexte économique, puisque le dépassement conduit à l’innovation permanente. Tout peut et doit se réinventer de manière plus rentable, avec le risque évident d’écarter ce qu’un capitaliste considère comme une externalité, à savoir l’humain et l’environnement. Cet état d’esprit conduit à une projection constante dans le futur.
D’ailleurs, la finance moderne, émanant des États-Unis, est fondée sur l’actualisation de flux financiers futurs et spéculatifs, tandis que le calcul financier traditionnel capitalise sur des sommes passées. Cela va même plus loin : le raisonnement mercantile américain est amnésique, comme un cours de bourse qui n’a de réalité que sa fugace existence. Si l’on échoue, c’est que l’on ne s’est pas mis en situation de réussir: on gomme le passé pour recréer le futur sans répit. On comprend pourquoi l’économie de marché a émergé des États-Unis, puisqu’il s’agit de déterminer, par des oscillations infinies, le juste prix des biens, services, humains et capitaux dans des confrontations permanentes de courbes d’offre et de demande.
On retrouve aussi ce constat dans la comptabilité moderne, d’inspiration américaine, qui intègre les fluctuations de marché dans les écritures comptables. Cette différence d’approche se transpose dans d’autres domaines comme le droit: le contexte civiliste est principalement déductif, tandis que le droit jurisprudentiel américain est inductif et mouvant. Le système juridique américain repose en grande partie sur le droit coutumier et les précédents judiciaires, qui s’appuient sur l’analyse de cas individuels pour développer des règles plus générales en promouvant un raisonnement inductif. Le fonctionnement des entreprises est aussi très différent aux États-Unis, où rien n’est stable.
L’important est l’adaptation darwinienne: il faut s’outiller pour s’adapter aux bouleversements continus par la versatilité. Il suffit de consulter quelques ouvrages de management américain, sans compter le florilège de livres de "self-help" (développement personnel) qui garnissent les librairies (comment devenir riche, les principes d’une vie réussie, etc.) : on ne part pas d’une théorie, mais d’anecdotes et d’exemples, pour en tirer quelques règles de vie qui ne sont évidemment pas des postulats ou des axiomes, puisque tout doit être repensé à tout moment. L’enseignement est également inductif. Au reste, les Américains ne dissocient pas la recherche fondamentale et appliquée: Thomas Edison et Elon Musk en sont de parfaites illustrations.
Voilà ce qui explique pourquoi l’individualisme et l’empirisme américain contribuent à un niveau d’innovation incomparablement supérieur à celui de l’Europe. Dans ce pays, il y a aussi un alignement des intérêts privés et publics, car la philosophie politique est destinée à soutenir l’entrepreneuriat.
C’est ainsi que la société américaine valorise l’innovation, l’expérimentation et l’action pratique, souvent à partir de nouvelles idées ou de découvertes empiriques. Mais il y a un prix à tout cela: l’environnement et la vulnérabilité du travail qui est sans cesse déterritorialisé.
Nous avons choisi un autre modèle social, sans doute plus apaisé et résistant dans le temps.