Cette taxation, dont la mise en œuvre s'annonce particulièrement malaisée, frappera l’investisseur à risque modeste tandis que les rentiers ne seront pas concernés.
Il est indéniable qu’un rééquilibrage fiscal en faveur d’une détaxation du travail est indispensable, et que c’est la raison pour laquelle le gouvernement envisage de taxer les plus-values financières. Il s’agit néanmoins d’une des plus grandes ruptures avec la philosophie de l’impôt sur les personnes physiques du législateur de 1962, qui avait conduit à l’élaboration du Code des Impôts sur les Revenus (CIR). Et ce titre dit tout: on ne taxe pas les plus-values en Belgique (sauf de rares exceptions) parce que les revenus sont fortement taxés. Le travail est rapidement imposé à un taux marginal de 50%, tandis que les dividendes d’actions sont soumis à l’impôt des sociétés et au précompte mobilier (à majorer des précomptes étrangers), soit un taux très proche de 50%.
Au reste, dans le cas spécifique des plus-values sur actions, elle constitue toujours une double imposition, puisqu’elle frappe le vendeur d’un titre alors que les dividendes de ce même titre, en augmentation pour justifier la plus-value, seront taxés dans le chef de l’acheteur. C’est pour éviter cet écueil que j’avais imaginé, en août 2017, la taxe sur les comptes-titres à la demande de Charles Michel, alors Premier ministre. Plutôt que de taxer la réalisation d’une plus-value, il s’agissait de taxer le stock de valeurs mobilières. La taxe augmentait proportionnellement en cas d’acquisition de nouveaux titres ou d’une hausse des cours et diminuait dans le cas inverse. Ainsi, les fluctuations du capital étaient imposées sur la base des variations non réalisées des actifs. L’idée initiale était de taxer tous les comptes-titres à un taux de 5 points de base (0,05%). Ce taux est finalement devenu 15 points de base (0,15 %) au-delà d’un million d’euros.
Me concentrant sur les plus-values émanant de valeurs cotées, la taxation de ces dernières sera, contrairement à la taxe sur les comptes-titres, d’origine déclarative: ce ne sont pas les banques qui vont la prélever, mais le contribuable qui devra l’inscrire dans sa déclaration fiscale. Il est évident que les plus-values sur les titres nominatifs (c’est-à-dire inscrits au registre des actionnaires), qui échappent à la taxe sur les comptes-titres puisqu’ils ne sont pas sur un compte, seront également visées par cette taxation des plus-values.
Concrètement, cela signifie que les banques devront établir chaque annéeun relevé des opérations d’achat et de vente de titres, avec les plus et moins-values correspondantes. Comme un contribuable peut avoir des comptes-titres auprès de plusieurs établissements, c’est la consolidation de ces relevés bancaires qui conduira au montant net des plus-values réalisées, dont il sera possible de déduire un montant non imposé de 10.000 € avant qu’une taxation à 10% ne soit établie. Si un contribuable possède un compte-titres à l’étranger, il devra demander à sa banque le même type d’attestation ou établir lui-même ses relevés, avec toutes les difficultés de vérification que cela implique.
Immédiatement, on comprend les difficultés techniques. J’en cite une, qui est la plus élémentaire: quelle sera la règle pour déterminer une plus-value? Imaginons qu’en 2026, année probable de mise en œuvre de la taxation, un investisseur acquiert successivement la même action au cours de 10, puis au cours de 12, puis au cours de 8. Il possède donc trois actions émises par la même société. Il en vend ensuite une au cours de 9. Comment déterminer la plus-value? La vente sera-t-elle établie par rapport au premier prix d’achat (soit 10, conduisant à une moins-value de 1) ou par rapport au troisième achat (soit 8, entraînant une plus-value de 1)? Quelle sera donc la règle? Les plus-values seront-elles établies par rapport à un prix moyen recalculé en permanence ou selon des règles comptables connues, comme le LIFO ("last in, first out") ou le FIFO ("first in, first out")? Cette difficulté viendra s’ajouter à la conversion en euros des plus-values réalisées dans des comptes-titres tenus en devises étrangères. Quelle sera la parité de change retenue? Celle de la transaction ou celle de la fin de l’année? On le voit, les multiples diables se cachent dans les moindres détails.
Mais ce n’est pas tout. En effet, cette taxation des plus-values au taux de 10% va coexister avec la disposition très ancienne d’une taxation à 33% des plus-values qui sortent du cadre d’une gestion patrimoniale en bon père de famille, et même avec une taxation au taux progressif de l’impôt des personnes physiques si l’activité de négoce de titres est tellement fréquente qu’elle pourrait s’apparenter à une activité professionnelle. La notion de gestion en bon père de famille n’a jamais été précisément définie. Cela signifie que, sur la base d’un constat établi par le fisc, un contribuable pourrait se voir imposer une taxation à 33% plutôt qu’à 10% si les autorités fiscales estiment, selon des critères qui sont inconnus, que le nombre de transactions est trop élevé.
C’est donc un cauchemar administratif qui s’annonce pour un rendement qui sera médiocre, puisque les grandes fortunes ne vendent pas leurs titres, mais les transmettent, et que les personnes vivant des revenus de leurs titres n’ont pas besoin de réaliser de plus-values. Cette taxation frappera donc l’investisseur à risque modeste tandis que les rentiers ne seront pas concernés.
En tout état de cause, il ne faudra pas s’étonner de voir la Bourse de Bruxelles, qui n’a enregistré aucune introduction en bourse depuis deux ans, devenir progressivement désertée par les investisseurs modestes — au point que le Palais de la Bourse, que j’ai eu l’honneur de diriger il y a longtemps, ne soit finalement devenu… qu’un musée de la bière.
En complément d’une taxation, il faudrait stimuler l’investissement par des mesures telles que les intérêts notionnels ou même la réhabilitation des mesures Cooreman-De Clercq, qui datent certes de 40 ans, mais qui avaient drainé des milliards d’euros vers la Bourse dans le cadre d’une immense injection de capitaux à risque populaire. Il aurait donc fallu des mesures destinées à stimuler l’entrepreneuriat en capital.
Voilà à quoi conduisent des négociations gouvernementales conclues dansla nervosité des nuits blanches et une agitation politique. On perd finalement de vue que, dans un monde qui exige une injection de capitaux à risque, nos entreprises belges deviennent minuscules face aux groupes mondiaux établis dans des pays qui encouragent la création d’entreprises.
Cette chronique est également publiée dans l'Echo.