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Quand l’“exit tax” devient une “stay tax” !

L'établissement d'une nouvelle "exit tax" par la coalition Arizona soulève des interrogations fondamentales, tant sur le plan constitutionnel qu'européen.

Derrière sa dénomination se cache en réalité une véritable "stay tax" : l'imposition ne frappe pas les contribuables qui quittent la Belgique, mais bien ceux qui y restent ! Les actionnaires de sociétés belges transférant leur siège à l'étranger seraient imposés fictivement sur des dividendes qu'ils ne perçoivent pas, alors même qu'ils continuent d'être résidents belges et, donc, restent pleinement imposables en Belgique.

Cette mesure appelle un double examen (infra 3.) : d'abord, à travers le prisme des principes du droit fiscal belge (infra 1.) ; ensuite, au regard des libertés européennes (infra 2.).

Enfin, au-delà des enjeux juridiques, se pose la question de l’opportunité économique d’une telle mesure (infra 4.).


Cet article est écrit et diffusé dans le cadre du Tax TV Show du mois de mai, disponible sur oFFFcourse.


1. Les principes du droit fiscal belge

La Cour constitutionnelle, à travers une jurisprudence constante (e.g. arrêt n° 24/2018 sur la fairness tax ; arrêt n° 138/2022 sur la taxe sur les comptes-titres), rappelle que les lois fiscales doivent respecter un certain nombre de principes, dont trois sont particulièrement déterminants :

  • Principe de légalité : ce principe signifie que la matière fiscale est une compétence que la Constitution réserve à la loi et, plus généralement, au pouvoir législatif. Ce principe de légalité comporte également une exigence quant à la « qualité » de la loi, à savoir que la loi doit être accessible pour les contribuables, suffisamment précise et prévisible dans son application.
  • Principes d'égalité et de non-discrimination : ce principe énonce que tous ceux qui se trouvent dans des conditions similaires doivent être traités de manière identique (et vice versa). Toutefois, il est possible d’opérer une distinction entre certaines catégories de personnes, à condition que cette différenciation ne soit pas arbitraire, c’est-à-dire qu’elle puisse être justifiée.

· Principe de non-rétroactivité : ce principe énonce qu'une norme fiscale nouvelle ne peut, en principe, s’appliquer à des situations juridiques définitives avant son entrée en vigueur. Une rétroactivité peut être admissible si elle est indispensable à un objectif d’intérêt général.

2. Les libertés fondamentales européennes

En droit européen, la compatibilité d’une règle en matière fiscale est notamment évaluée au regard des libertés fondamentales établies par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ("TFUE"), dont :

  • La liberté d’établissement ; et
  • La libre circulation des capitaux.

Toute restriction à ces libertés n’est admissible que si elle :

  1. Poursuit un objectif légitime reconnu par la Cour de Justice de l'Union Européenne ("CJUE") (e.g. lutte contre l’évasion fiscale, répartition équilibrée du pouvoir d’imposition, cohérence du système fiscal) ;
  2. Est en mesure de contribuer de manière effective à la réalisation de cet objectif ; et
  3. N’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre le but visé (principe de proportionnalité).

3. Tentative d'application à la "stay tax" belge

Le projet d'"exit tax" vise à imposer fictivement un dividende au niveau de l’actionnaire lorsqu’une société transfère son siège à l’étranger. Cette mesure affecte non seulement les non-résidents, mais aussi les actionnaires belges qui ne quittent pas le territoire. Dans le chef de l'actionnaire, il ne peut dès lors être question d'une "exit tax" mais plutôt d'une "stay tax" !

Plusieurs interrogations apparaissent à la lumière des principes précités, e.g. :

1. Violation des principes d'égalité et de non-discrimination : tous les actionnaires sont traités de manière identique, sans distinction entre ceux qui disposent d’une participation significative, ayant un pouvoir de décision, et les actionnaires minoritaires, qui n’ont aucun contrôle sur la délocalisation de la société détenue. Ce traitement uniforme pourrait être jugé discriminatoire.

Dans le cadre de l'avis du Conseil d'Etat, le délégué du gouvernement fonde la légitimité de l’"exit tax" sur le fait que, selon lui, un transfert de siège est bien souvent suivi d’une émigration peu de temps après de l’actionnaire. Cette justification apparaît peu convaincante en ce qu'elle n'est pas fondée sur des statistiques précises et en ce qu'elle semble être appliquée uniformément à tous les actionnaires, en ce compris les actionnaires minoritaires. En effet, étant donné que ce dernier n'a pas son mot à dire sur un transfert de siège, je serais étonné qu'il soit fréquent qu'un transfert de siège résulte bien souvent dans l'émigration ultérieure de cet actionnaire.

2. Restriction à la liberté d’établissement : en imposant un dividende fictif, la loi limite le déplacement des sociétés, ce qui constitue une entrave à la liberté d'établissement.

La mesure repose sur l’idée d’éviter une planification fiscale autour de la délocalisation d’actifs. Or, la CJUE a rappelé à maintes reprises qu’une présomption générale d’abus ne peut justifier une restriction.

De plus, la justification fondée sur la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre États, souvent invoquée dans le cadre de questions liées a une "exit tax", ne peut être retenue pour limiter la liberté d’établissement que si l’État appliquant l'impôt subit une perte effective de son pouvoir d'imposition. Étant donné que l’imposition est exercée au niveau des actionnaires, lesquels demeurent résidents fiscaux belges, il apparaît difficilement concevable que l’on puisse caractériser une perte effective du pouvoir d’imposition par la Belgique.

Par ailleurs, la taxation interviendrait sans qu’un mécanisme de report ou de correction ne soit prévu (e.g. moins-values), contrairement aux principes dégagés notamment dans les arrêts N (C-470/04), NGI (C-371/10) ou encore DMC (C-164/12), concernant les mécanismes de recouvrement d'une "exit tax". Un recouvrement immédiat de la taxe n'est ainsi pas considéré comme proportionnel par la CJUE.

Le Conseil d’État évoque, de manière incertaine, une éventuelle justification de l'"exit tax" au regard du droit européen fondée sur le raisonnement tenu dans l’arrêt Trustees of the P Panayi (C‑646/15) rendu par la CJUE.

Dans cette affaire, un trust constitué au Royaume-Uni avait vu la majorité de ses trustees transférer leur résidence fiscale à Chypre. Ce transfert emportait, selon le droit fiscal britannique, un changement de résidence du trust lui-même. En vertu de l’article 80 du Taxation of Chargeable Gains Act (TCGA), les trustees étaient alors réputés avoir cédé et réacquis à leur valeur de marché tous les actifs du trust, entraînant l’imposition immédiate des plus-values latentes. Contestant cette imposition, les trustees soutenaient qu’elle constituait une entrave à la liberté d’établissement. La CJUE leur donne raison. Elle reconnaît que les trusts, en tant qu’entités exerçant une activité économique effective, peuvent se prévaloir de cette liberté. Elle juge que l’imposition immédiate des plus-values latentes, sans possibilité de report, constitue une restriction non proportionnée à la liberté d’établissement, même si l’objectif invoqué – préserver la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition – est légitime. Une mesure moins attentatoire, telle qu’un recouvrement différé avec garanties, aurait dû être prévue.

Je considère que les enseignements de cet arrêt ne sont pas transposables à l'"exit tax".

Dans l’affaire Trustees of the P Panayi, les trustees (les contribuables) d’un trust britannique sont imposables sur les plus-values latentes des actifs du trust en raison du transfert volontaire de leur résidence fiscale hors du Royaume-Uni.

Or, la situation belge se distingue fondamentalement de celle examinée dans l’arrêt Trustees of the P Panayi. Dans le cas de l’actionnaire belge (le contribuable), il n’y a aucun transfert de résidence fiscale : l’actionnaire demeure en Belgique et aucune décision volontaire de quitter le territoire fiscal belge n’est prise.

L’arrêt Trustees of the P Panayi ne saurait donc servir de fondement juridique pour justifier l'"exit tax" dans un contexte où aucun transfert de résidence volontaire n'a lieu pour la personne imposée dans le régime envisagé.

Enfin, étant donné l'absence d'émigration du contribuable lui-même, cet impôt n'est pas une réelle "exit tax". Il s'agit plutôt d'une "stay tax". Face à un impôt si particulier, on peut légitimement s’interroger : dans quelle mesure les enseignements de la jurisprudence européenne en matière de transferts de siège lui sont-ils réellement applicables ?

4. Un rendement budgétaire marginal et des effets potentiellement limités dans le temps

Au-delà de sa fragilité juridique, la mesure semble également d’une portée budgétaire limitée. La Cour des comptes a elle-même souligné que les recettes attendues de cette taxe sont incertaines et probablement modestes.

Ce constat n’est pas anodin. En cas d'annulation par la Cour constitutionnelle, celle-ci peut décider de maintenir provisoirement les effets d’une disposition annulée. Mais cette modulation des effets repose sur une appréciation de nécessité.

Dans le cas présent, l’argument d’une nécessité budgétaire paraît fragile. Le rendement faible de la mesure, tel qu’établi par la Cour des comptes, pourrait dissuader la Cour constitutionnelle de recourir au maintien des effets. Il serait difficilement justifiable de faire primer un effet budgétaire résiduel sur une violation caractérisée des principes généraux de droit, d’autant que le Conseil d’État a déjà exprimé des doutes sérieux sur la constitutionnalité du texte.

Conclusion

Le projet de loi soulève de sérieuses questions de compatibilité, tant avec la Constitution belge qu’avec le droit de l’Union. En imposant une taxation fictive aux actionnaires restés sur le territoire, sans distinction de situation ni mécanisme de correction, le texte risque de méconnaître à la fois le principe d’égalité et les libertés européennes.

Ajoutons à cela un rendement fiscal faible, qui amoindrit l’intérêt pratique de la mesure et affaiblit d’éventuels arguments pour en maintenir les effets en cas d’annulation. Une réforme plus ciblée – par exemple limitée aux actionnaires significatifs ou assortie d’un dispositif de report – serait sans doute plus conforme aux exigences constitutionnelles et européennes. Faute de quoi, l'"exit tax", ou plutôt la "stay tax", pourrait ne pas résister à la censure de la Cour constitutionnelle.

Une fiscalité de transition, ciblée et juridiquement stable, serait préférable à des mesures symboliques et juridiquement fragiles.

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