Découvrez trois jurisprudences inspirantes pour votre mois de juin 2026.
Cet article est écrit et diffusé dans le cadre du Tax TV Show du mois de juin, disponible en live et en replay sur oFFFcourse.
1. Contexte. — Par ses arrêts n° 129/2024 du 21 novembre 2024 et n° 90/2025 du 19 juin 2025, la Cour constitutionnelle belge a été amenée à se prononcer à deux reprises sur la compatibilité du mécanisme de « base imposable minimale », instauré à l’article 207, alinéa 7, CIR 1992 (devenu entre-temps article 206/3 CIR 1992), avec les principes constitutionnels de légalité, d’égalité et de proportionnalité.
Pour rappel, ce dispositif prévoit en substance que lorsqu’une société fait l’objet d’une rectification fiscale ou d’une imposition d’office, et qu’un accroissement d’impôt d’au moins 10 % est effectivement appliqué, certaines déductions fiscales — notamment les pertes reportées — ne peuvent plus être imputées sur la partie rectifiée de la base imposable.
Ces deux décisions, rendues à sept mois d’intervalle, permettent de mieux comprendre l’architecture de ce mécanisme répressif et ses incidences pratiques pour les contribuables.
Si l’arrêt de 2024 confirme la validité globale du dispositif au regard des objectifs poursuivis par le législateur, l’arrêt de 2025 vient préciser les garanties procédurales minimales devant entourer son application, en renforçant le rôle du juge fiscal et en reconnaissant la nature potentiellement pénale de ses effets.
2. Cadre. — L’article 207, alinéa 7 CIR 1992, introduit par la loi du 25 décembre 2017 et applicable à partir de l’exercice d’imposition 2019, interdit la déduction de certaines charges fiscales — dont les pertes reportées — sur la partie de la base imposable faisant l’objet d’une rectification (article 346 CIR) ou d’une imposition d’office (article 351 CIR), à condition qu’un accroissement d’impôt d’au moins 10 % (article 444 CIR) soit effectivement appliqué.
L’intention du législateur était double : (i) garantir l’effectivité des suppléments d’imposition résultant d’un contrôle fiscal, et (ii) décourager les comportements déviants, en particulier les déclarations tardives, incomplètes ou inexactes, en instaurant une base imposable minimale inattaquable par des mécanismes d’optimisation fiscale. En d’autres termes, il s’agit d’éviter que des sociétés, pourtant en infraction, puissent neutraliser toute sanction pécuniaire en recourant à des reports de pertes.
Cette mesure avait fait l’objet de nombreuses critiques, car elle entraîne souvent des conséquences financières importantes dans la pratique, notamment en matière de décaissement de trésorerie.
3. Premier arrêt : 21 novembre 2024 (arrêt n° 129/2024). — L’arrêt n° 129/2024 était déjà venu répondre à deux questions préjudicielles posées par le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles.
Le litige concernait une société coopérative qui, bien qu’ayant déposé sa déclaration tardivement, a vu celle-ci prise en compte par l’administration sans rectification, tout en étant soumise à une imposition d’office accompagnée d’un accroissement de 100 %. Par l’effet combiné de l’article 207, alinéa 7, et de l’article 444 CIR, les pertes reportées ont été exclues de la base imposable, ce qui a conduit à une charge fiscale particulièrement élevée.
À cette occasion, la Cour avait été invitée à apprécier la compatibilité de cette situation avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
Elle avait reconnu d’emblée que le traitement identique réservé à des situations différentes — déclaration rectifiée, déclaration non introduite, ou déclaration tardive mais non rectifiée — soulevait une question de proportionnalité.
Toutefois, dans le cadre de son examen de proportionnalité, elle avait jugé que le législateur poursuivait un objectif légitime (le respect des obligations déclaratives) et qu’il avait adopté un critère objectif (l’existence d’un accroissement d’au moins 10 %) qui s’appliquait de manière prévisible et encadrée.
En conséquence, la Cour avait validé la constitutionnalité du mécanisme, estimant qu’il n’y avait pas violation du principe d’égalité.
4. Second arrêt : 19 juin 2025 (arrêt n° 90/2025). — Cet arrêt intervient à présent dans le cadre d’une question préjudicielle posée par la Cour d’appel d’Anvers.
Il y est examiné trois griefs plus ciblés et plus techniques à l’égard du dispositif, à savoir :
La critique principale ici formulée vis-à-vis du dispositif concernait donc le caractère discrétionnaire laissé à l’administration dans l’application de l’article 444, alinéa 2 CIR 1992, lequel autorise celle-ci à renoncer à l’accroissement minimal de 10 % en cas de bonne foi. Or, cette décision — qui conditionne l’application ou non du mécanisme de base imposable minimale — ne repose sur aucun critère légal précis, n’est pas toujours motivée et n’est pas systématiquement contrôlée. La Cour d’appel soulevait ainsi le risque d’arbitraire et d’inégalité de traitement.
La Cour constitutionnelle rejette toutefois les griefs d’inconstitutionnalité. Elle considère que le pouvoir d’appréciation laissé à l’administration est limité, notamment par les principes de bonne administration, et encadré par le texte légal et les circulaires internes. Ceci préviendrait ainsi l’arbitraire.
La Cour a néanmoins souligné cette fois que la limitation de la déduction pouvait être considérée comme une sanction au sens de l’article 6 CEDH.
Sans conclure pour autant à une violation de cette disposition, elle insiste surtout sur le fait qu’il en résulte que le pouvoir de l’administration d’infliger un accroissement de 10 % est soumis au contrôle de pleine juridiction du juge du fond.
Cette dernière affirmation constitue un glissement important par rapport à l’arrêt de 2024 : en 2025, la Cour reconnaît expressément que l’accroissement de 10 % revêt un caractère répressif et pénal au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
Partant, elle confirme que toute sanction de ce type doit pouvoir faire l’objet d’un contrôle de pleine juridiction, portant tant sur la légalité de l’accroissement que sur ses conséquences — notamment l’exclusion des déductions fiscales permises en temps normal.
5. Conclusion. — Bien que décevant car légitimant le large pouvoir discrétionnaire de l’administration fiscale, il en balise la portée et l’encadre toutefois strictement au regard des principes de bonne administration (emportant l’obligation pour le fisc de motiver correctement ses décisions, en tenant compte des principes de sécurité juridique, d'égalité et de proportionnalité) et de l’office réservée au juge (pouvant apprécier le caractère proportionnel de la sanction en résultant dans le chef du contribuable de même que l’application des principes de bonne administration par le fisc).
Rappelons encore à ce propos que le projet de Loi-programme déposé au Parlement le 27 mai dernier pourra utilement changer la donne à l’avenir en ce qu’il prévoit la renonciation à l’accroissement d’impôt de 10 % prévu à l’article 444 CIR92 en cas de première infraction commise de bonne foi (article 38 du projet), sauf en cas d’imposition d’office ou de preuve par le fisc de la mauvaise foi du contribuable.
5. Contexte. — L’affaire concerne l’expiration d’un droit de superficie consenti en 1997 par une société belge sur un terrain dont le tréfond appartenait à un couple marié (dont l’un des tréfonciers est administrateur).
Le contrat prévoyait expressément que, à son terme, les bâtiments érigés par le superficiaire reviendraient gratuitement au tréfoncier, sans indemnité.
Or, peu avant l’échéance du contrat, les époux transfèrent le tréfonds, par voie d’apport en nature, à une société luxembourgeoise qu’ils contrôlent également.
Cette dernière devient donc bénéficiaire de la propriété des constructions, par accession, sans contrepartie financière à l’égard de la société belge.
5. Contestation. — L’administration fiscale a qualifié cette opération d’avantage anormal consenti par la société belge à la société luxembourgeoise et a appliqué l’article 26 CIR 1992, avec accroissement d’impôt de 50 %.
6. Procédure. — Alors que le tribunal de première instance avait accueilli le recours du contribuable, la cour d’appel de Liège infirma ce jugement, estimant que l’absence d’indemnité constituait une renonciation injustifiée par la société belge à un droit patrimonial.
7. Enseignements de l’arrêt. — Suite au pourvoi introduit par les contribuables, la Cour de cassation a estimé que manquait en droit le moyen développé par ceux-ci.
Ils soutenaient que, pour pouvoir applique l’article 26 CIR 1992, il devait être constaté l’existence d’une entente ou d’une concertation entre la société belge superficiaire (consentant l’avantage) et la société luxembourgeoise bénéficiant de l’accession (et donc de l’avantage).
Reprenant sa jurisprudence constante (voy. notamment Cass. 27 avril 2017, FJF, n° 2017/7, p. 229) et celle de la Cour constitutionnelle (voy. C. const., 16 décembre 2021, n° 184/2021), la Cour rappelle que cette disposition vise à neutraliser les avantages consentis par une société belge lorsqu’ils s’écartent du comportement attendu dans des relations économiques normales, indépendamment de l’intention ou de la concertation avec le bénéficiaire.
La Haute juridiction se réfère expressément à la lettre de l’article 26 CIR 1992, qui ne contient aucune exigence de coordination de volonté entre parties. Elle souligne que la finalité du texte est de réintégrer dans la base imposable tout avantage qui, objectivement, s’écarte des conditions normales du marché ou qui est consenti sans contrepartie équivalente.
Cet arrêt confirme une lecture finaliste et économique de l’article 26 CIR 1992, centrée sur le caractère objectivement anormal ou bénévole de l’avantage, indépendamment du contexte contractuel ou de l’existence d’une collusion. Il importe peu que la société belge n’ait pas directement participé à l’apport en nature ou qu’aucune volonté explicite de faveur n’ait été démontrée : l’anomalie résulte de l’absence d’indemnisation à la fin du droit de superficie, dans des conditions objectivement dérogatoires aux usages et à l’équilibre contractuel attendu.
8. Conclusion. — Les implications pratiques de l’arrêt sont considérables, notamment en matière d'opérations intragroupes, de restructurations préalables à l’extinction de droits réels ou de transmissions à titre gratuit. Les professionnels devront redoubler d’attention dans la documentation économique des motifs d’abandons de droit, de renonciations ou d’extinctions sans contrepartie réelle. La prudence s’impose surtout en présence de liens personnels ou capitalistiques entre les entités concernées, mais également lorsque les opérations s’inscrivent dans un cadre contractuel préexistant.
9. Contexte. — Par son arrêt du 25 avril 2025 (F.23.0067.N), la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre un arrêt de la Cour d’appel de Gand du 25 octobre 2022 (2021/RG/1516), lequel avait constaté un abus fiscal dans une planification impliquant un apport préalable de biens immobiliers dans le patrimoine commun des époux, suivi d’une donation de ces biens aux enfants.
Les faits étaient ceux-ci : un époux marié sous le régime de la séparation de biens avait acquis plusieurs immeubles, certains par achat, d’autres par héritage. Par deux actes intervenus en 2011 et 2018, ces biens furent apportés au patrimoine commun des époux, alors âgés de plus de 70 ans. En 2019, soit neuf mois après le dernier apport, les époux procédèrent à une donation conjointe de la nue-propriété des immeubles à leurs enfants.
10. Contestation. — L’administration fiscale avait estimé que cette opération constituait un abus au sens de l’article 3.17.0.0.2 CFF (ancien article 18, § 2, C. enreg.), dès lors qu’elle portait atteinte à l’objectif de progressivité des droits de donation consacré par l’article 2.8.4.1.1, § 1 CFF. La Cour d’appel de Gand avait validé cette position, considérant que la progressivité, exprimée dans les barèmes figurant à la disposition précitée, constitue un objectif législatif explicite.
11. Enseignements de l’arrêt. — La Cour de cassation confirme ce raisonnement en quelques maigres considérants.
Si elle rappelle que l’administration, pour invoquer l’abus fiscal, doit identifier un objectif légal et démontrer que l’opération y porte atteinte, elle affirme ensuite que l’article 2.8.4.1.1, § 1 CFF poursuit clairement l’objectif d’instaurer une progressivité des droits de donation sur les biens immobiliers. Elle conclut dès lors que le moyen du contribuable, selon lequel cet objectif ne ressortirait ni du texte ni des travaux préparatoires, manque en droit.
12. Critique. — Cependant, l’arrêt se limite à cette constatation formelle. Il ne répond pas à la question de fond, à savoir : les tarifs progressifs doivent-ils s’appliquer globalement à toute donation d’un même bien, quel que soit le nombre de donateurs, ou seulement par donateur pris individuellement ? Cette question est pourtant centrale. Certains auteurs soutiennent que la progressivité ne vise que les donations effectuées par une seule et même personne, ce que confirmeraient les articles 137 C. enreg. et 2.8.3.0.3 CFF, qui instaurent une réserve de progressivité pour les donations successives faites entre les mêmes parties dans un délai de trois ans. Si le législateur avait voulu aller plus loin, il aurait étendu ce cumul à des donations par personnes distinctes.
10. Conclusion. — En conclusion, l’arrêt de la Cour de cassation valide formellement l’approche de la Cour d’appel de Gand, sans pour autant trancher la question d’interprétation qui divise doctrine et praticiens. Le débat reste donc ouvert sur la portée exacte du principe de progressivité en matière de donations immobilières, en particulier lorsque l'opération implique plusieurs donateurs.