Coopération forcée ou confrontation ouverte ? Dans ce monde chaotique, l'Europe doit abandonner l'idée qu'elle est un allié inconditionnel des États- Unis. Pour survivre, elle devra se réinventer, se libérer des illusions du passé et repenser sa gouvernance.
Le monde contemporain ressemble à un kaléidoscope, où chaque rotation dévoile une nouvelle configuration de puissances, d'intérêts et de rivalités. Au cœur de cette mosaïque mouvante, Trump a désigné la Chine comme l'adversaire commercial principal des États-Unis, l'accusant d'avoir siphonné des millions d'emplois américains. Son vice-président, JD Vance, adopte un ton plus mesuré : il reconnaît les bénéfices de la mondialisation, qui prend d'ailleurs ses racines dans l'admission de la Chine au sein de l'Organisation mondiale du commerce en 2001, mais souligne que les nations autrefois moins avancées ont développé des capacités industrielles et innovantes qui défient la domination des États-Unis.
Les pays du BRICS + (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, rejoints par l'Égypte, l'Iran, l'Arabie saoudite en 2024) contestent la suprématie occidentale. Ils reprochent à l'Occident d'avoir prospéré grâce à la mondialisation tout en s'enrichissant par la financiarisation, souvent au détriment des économies productives. Ce clivage idéologique oppose l'industrie à la spéculation.
C'est le fameux piège de Thucydide (460 av. J.-C. – 395 av. J.-C.), un historien grec qui avait analysé la guerre du Péloponnèse et décrit une situation dans laquelle une puissance établie (les États-Unis) et une puissance montante (la Chine) risquent d'entrer en conflit, commercial en l'espèce.
Les États-Unis dépendent des importations chinoises pour satisfaire leur consommation, tandis que la croissance chinoise, insuffisamment portée par sa consommation intérieure, repose sur des marchés d'exportation comme celui des États-Unis. Paradoxalement, les États-Unis pourraient avoir plus besoin de la Chine que l'inverse, compte tenu de leur dépendance aux biens manufacturés bon marché. La rivalité sino-américaine s'étend également à la technologie, où la Chine, qui promeut son initiative Route de la soie, domine la 5G tandis que les États-Unis cherchent à sécuriser leur domination dans les semi-conducteurs. Mais, en réalité, l'objectif de Trump, au-delà de ses menaces de droits de douane, semble être d'ouvrir le marché chinois aux entreprises américaines plutôt que de réduire drastiquement les importations chinoises des États-Unis, même si ces dernières bénéficient probablement de subventions étatiques.
Même si la dégradation des relations entre les États-Unis et la Chine est actée et que les deux pays vont réduire leurs dépendances réciproques, les relations sino-américaines devront inévitablement se stabiliser. C'est alors l'Europe qui risque d'être marginalisée dans cette recomposition.
Au niveau monétaire, la dépréciation graduelle du renminbi (appellation officielle du yuan) d'environ 9 % sur les trois dernières années, donne à la Chine un avantage concurrentiel en rendant ses exportations plus abordables. Trump dénonce d'ailleurs cette politique monétaire comme une manipulation, une critique partiellement justifiée, bien que Pékin la défende comme nécessaire à sa stabilité économique. À l'inverse, le dollar pourrait devenir un levier stratégique. Une dépréciation volontaire du billet vert, visant à réduire la dette américaine, renchérirait les importations chinoises aux États-Unis, affectant les exportations de Pékin. La Chine, quant à elle, détenant seulement 3 % de cette dette, pourrait cependant contre-attaquer en diversifiant ses réserves vers l'euro ou l'or, ou en accélérant l'usage du renminbi dans les échanges, comme avec les BRICS +.
Sur le plan militaire, cette fragmentation mondiale révèle des priorités divergentes. La Chine vise à asseoir sa domination régionale, notamment sur Taïwan, qu'elle considère comme une province sécessionniste. Une invasion, bien que risquée, renforcerait son contrôle sur la mer de Chine méridionale, une artère commerciale cruciale. Les États-Unis, avec plus de 700 bases militaires à l'étranger, maintiennent une présence globale, et une influence accrue sur le Groenland, riche en terres rares et stratégiquement positionné face à la Russie, reflète leur volonté de contrer les ambitions chinoises et russes dans cette région. Ces stratégies militaires, où chaque puissance ajuste ses priorités, illustrent un monde multipolaire : il n'existe plus un unique théâtre d'opérations, mais une constellation de fronts interconnectés, chacun reflétant des intérêts spécifiques.
Quoi qu'il en soit, même si la dégradation des relations entre les États-Unis et la Chine est actée et que les deux pays vont réduire leurs dépendances réciproques, les relations sino-américaines devront inévitablement se stabiliser. C'est alors l'Europe qui risque d'être marginalisée dans cette recomposition, d'autant que les États-Unis ne voient plus l'Europe comme un ensemble homogène, mais comme une multitude de partenaires commerciaux distincts. Sans cohérence industrielle ni militaire, et loin de mettre en œuvre le rapport Draghi qui appelle à des investissements massifs dans l'innovation et l'énergie verte, l'Europe est vulnérable. De surcroît, elle est écartelée entre un marché américain protectionniste sous l'impulsion de Trump et des importations chinoises reflétant les surplus de production de la Chine. Pour naviguer dans ce monde mouvant, l'Europe devra forger des partenariats avec la Chine, comme les États-Unis, qui négocient des implantations d'usines chinoises. Mais elle devra aussi faire preuve de fermeté, en renforçant ses industries stratégiques dans les domaines des semi-conducteurs et de l'IA, tel que l'a préconisé le rapport Draghi.
Plus fondamentalement, l'Europe doit abandonner l'idée qu'elle est un allié inconditionnel des États-Unis, ou que ces derniers lui doivent une quelconque loyauté. Cette fiction, héritée de la libération de 1944 et de la Guerre froide, est obsolète dans un monde où les intérêts nationaux prédominent. Henry Kissinger, dans une maxime qui lui a souvent été attribuée, aurait parfaitement résumé cette réalité : "Être un ennemi des États-Unis est dangereux, mais être leur ami est fatal".
L'Union européenne doit donc repenser sa gouvernance, alors que des forces divergentes menacent son unité. Je pense aux pays du Visegrád et à la Roumanie qui partagent désormais des préoccupations similaires sur l'autonomie économique. Pour survivre, l'Europe doit donc réinventer un modèle sui generis qui sera peut-être un confédéralisme renforcé.
En conclusion, le monde d'aujourd'hui est un kaléidoscope où chaque mouvement révèle de nouveaux agencements de pouvoir, d'économie et de tensions. Les rivalités sino-américaines, l'essor des BRICS +, les fractures européennes et les ambitions militaires forment un puzzle dynamique, où aucune puissance ne peut imposer une hégémonie durable. Dans ce chaos, la résilience repose sur l'adaptabilité. L'Europe n'a d'autre choix que d'embrasser cette complexité pour redéfinir son modèle, son rôle et ses alliances. Seule une vision lucide, libérée des illusions du passé et du tropisme de la pax americana, permettra de naviguer dans ce labyrinthe et de favoriser la coopération sur la confrontation.