Dans le cadre de l'hommage à Gérard Delvaux effectué lors du passage de flambeau en tant que Président de l'Ordre des Experts-comptables, mais surtout après une carrière remarquable, l'OECCBB a réalisé à son attention un liber Amicorum dont nous publierons chaque samedi, pendant les prochains mois, les différentes publications.
La comptabilité et la monnaie sont intrinsèquement liées, au point d’être consubstantielles. L’une ne peut exister sans l’autre, car toutes deux sont les instruments fondamentaux de la mesure, de l’enregistrement et de la transmission des échanges économiques.
La comptabilité, depuis ses origines, est le langage qui structure les relations économiques. Elle consigne, classifie et interprète les mouvements de valeur, qu’ils soient matériels ou immatériels. Mais pour que ces mouvements soient compréhensibles et comparables, il fallait une unité de mesure universelle. Cette unité, c’est la monnaie, qui transcende les simples échanges pour devenir le fondement des transactions modernes.
La monnaie, à son tour, trouve dans la comptabilité son ancrage pratique. Elle ne serait qu’un symbole abstrait si elle n’était pas inscrite dans des registres, associée à des dettes, des créances ou des patrimoines. La comptabilité donne à la monnaie son rôle opérationnel, en la plaçant au cœur des mécanismes économiques et en garantissant la traçabilité des flux.
C’est pourquoi leur relation est bien plus qu’un simple outil technique : elle est la matrice même de l’économie. La comptabilité et la monnaie sont le miroir d’une civilisation, reflétant à la fois ses structures économiques, ses aspirations et ses limites.
Le texte qui suit s’intéresse à l’origine de la monnaie, en remontant aux premiers systèmes d’échange et en explorant les circonstances historiques et sociales qui ont vu émerger cet outil fondamental. Il interroge également le rôle de la comptabilité dans cette genèse, en montrant comment la nécessité d’enregistrer et de mesurer a pu conduire à l’invention de la monnaie, transformant à jamais les relations humaines et économiques.
Le mot « monnaie » provient étymologiquement du verbe latin monere, qui signifie avertir. La monnaie renvoie à la déesse Junon, l’archétype de la déesse cosmique. Dans la mythologie romaine, Junon, sœur et épouse de Jupiter, était la plus importante des déesses.
Elle était la reine de la fécondité et des bovidés. L’adjectif « pécuniaire » est d’ailleurs étymologiquement dérivé du mot latin pecus, qui signifie troupeau de bétail, certaines pièces antiques étant frappées de têtes de bétail, lequel servait lui-même de mesure d’indemnisation commerciale. Le sacrifice du bétail étant commun à de nombreuses religions, on pourrait même imaginer que la monnaie avec une effigie de bétail sublime une offrande animale faite à la divinité. Par ailleurs, le mois de juin est dérivé du nom de Junon, déesse censée favoriser les récoltes.
Junon reçut donc le surnom de Moneta (qui « avertit »), car elle aurait prévenu les Romains d’une invasion gauloise en 390 avant Jésus-Christ. C’est à cette époque que remonterait l’édification d’un temple consacré à Junon, au sein duquel les Romains auraient installé un atelier monétaire. Par métonymie, le nom de cet atelier servit à qualifier la matrice de frappe des monnaies. C’est aussi dans les temples que les butins de guerre étaient conservés. De nombreuses monnaies romaines furent frappées avec la légende « Reine Junon ».
On appréhende immédiatement le parallèle entre Junon – la déesse de la perpétuation de l’espèce humaine et de la Voie lactée, symbole du sein nourricier – et la monnaie : une monnaie qui ne permettrait pas sa perpétuation, et serait donc stérile, n’en serait plus une.
Ceci ramène à ce que Karl Marx (1818-1883) énonçait dans sa théorie du capital, à savoir que le seul but de la circulation monétaire est d’assurer sa propre reproduction. On retrouve aussi la notion de flux de prospérité dans la légende du Pactole, une rivière de Lydie, située dans l’actuelle Turquie, qui, dans l’Antiquité, aurait charrié des fibres d’or. C’est, en effet, dans le Pactole que Midas (-738 – 695), roi Phrygie, royaume proche de la Lydie, se lava afin d’être libéré de son vœu de transformer en or tout ce qu’il touchait sans réaliser que cela l’empêcherait de se nourrir et de s’abreuver. Son bain dans le Pactole aurait libéré les paillettes d’or. L’expression « riche comme Crésus (-596 à -546) » vient de cette rivière dont les sables aurifères lui auraient assuré une fortune colossale. Pactole était également le nom du dieu fleuve qui personnifiait le cours d’eau permettant d’irriguer les terres et d’assurer les récoltes dans la mythologie grecque.
Si la divinité romaine est associée à la monnaie, ce furent les armées romaines qui transportèrent cette dernière au fil de leurs conquêtes. L’État n’était donc pas loin. Dans son ouvrage magistral Dette : 5 000 ans d’histoire, l’anthropologue américain David Graeber (1961-2020) interprétait l’Empire romain comme une immense machine à extraire des métaux précieux, à les transformer en pièces de monnaie et à les distribuer à l’armée tout en encourageant les populations conquises à utiliser ces pièces dans leurs transactions quotidiennes. De manière plus générale, les migrations monétaires antiques furent autant le résultat du commerce que du paiement des armées de mercenaires qui, une fois leurs combats achevés, rentraient chez eux.
D’ailleurs, quelques semaines après l’assassinat de Jules César (-100 à -44), une comète (référencée astronomiquement sous la classification C/-43 K) fut visible pendant sept jours à Rome. Cet événement cosmique peu commun fut interprété comme un signe de déification de l’homme d’État. Les pièces de monnaie romaines commencèrent dès lors à porter une étoile, représentant la comète qualifiée de Sidus Iulium, c’est-à-dire d’étoile julienne. La divinisation de la monnaie transportait sa propre crédibilité.
L’économiste belge Bernard Lietaer (1942-2019), l’un des meilleurs spécialistes du phénomène monétaire du XXe siècle, associait le culte de la déesse-mère au phénomène monétaire. Il notait que les cauris, une espèce de coquillages de la famille des « porcelaines », furent apparemment utilisés pendant la préhistoire comme monnaie primitive et qu’ils sont remarquables par leur symbolique sexuée. Le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel (1858-1918) qualifie la monnaie d’objet absolu de désir, tandis que Sigmund Freud théorisait, dans un cadre certes très différent, l’amour de la monnaie. Jusqu’il y a peu, un mariage était assorti d’une dot : la rupture de l’hymen était monnayée.
Ce désir de monnaie n’est pas éloigné de la notion keynésienne de préférence pour la liquidité, selon laquelle les agents économiques préfèrent détenir leur richesse sous la forme de liquidités plutôt que sous la forme d’actifs, à tout le moins pendant les phases d’incertitude. Selon John Maynard Keynes (1883-1946), une fois le taux d’intérêt tombé à un certain niveau, la préférence pour la liquidité devient virtuellement absolue, en ce sens que presque tout le monde privilégie la monnaie à la détention d’une créance qui rapporte un taux d’intérêt négligeable. La possession de monnaie paraît préférable à toute forme de placement, puisqu’elle réduit au moins l’incertitude et permet, le cas échéant, de tirer profit de potentielles opportunités d’investissements. Cette prédilection pour l’actif le plus liquide explique l’absence de rémunération de cette liquidité.
L’Église catholique s’est, quant à elle, toujours méfiée tant de la sexualité que du caractère impersonnel des relations mercantiles qui soustraient l’homme à l’influence religieuse. Dans les Évangiles, Jésus range la monnaie parmi les puissances qui asservissent l’homme, en résonance avec l’idolâtrique fonte du Veau d’or commise par les Hébreux lors de l’Exode et qui conduisit Moïse à fracasser les Tables de la Loi sur un rocher.
Dans l’Évangile de Matthieu (qui était par ailleurs un péager, c’est-à-dire un collecteur d’impôts), un nom démoniaque est donné à la monnaie : Mammon. Devant un denier à l’effigie de l’empereur romain Tibère, Jésus-Christ avance que « nul ne peut servir deux maîtres… Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (Mat 6 : 24). Et qu’y avait-il sur ce denier de Tibère ? L’avers représentait l’empereur tandis que le revers montrait sa mère Livia avec les attributs de la déesse de la paix, Pax, tenant un sceptre et un rameau d’olivier. L’Évangile de Luc (6 : 35) indique que « les pécheurs aussi prêtent aux pécheurs, afin de recevoir la pareille… Faites du Bien, et prêtez sans rien espérer. Et votre récompense sera grande, et vous serez fils du Très-Haut ».
L’affirmation de Saint-Luc s’inscrit dans celle du livre de l’Exode, également référencée par Thomas d’Aquin (1225-1274) : « Si tu prêtes de l’argent à mon peuple, au malheureux qui est avec toi, tu n’agiras pas avec lui comme un usurier ; vous ne lui imposerez pas d’intérêt ». La position de l’Église catholique par rapport au commerce et au profit se retrouve dans le précepte scolastique « Homo mercator vix aut numquam potest Deo placere » : le commerçant peut agir sans offenser, mais il ne peut jamais être agréable à Dieu. On peut aussi se référer à la parabole de la dette, dénommée aussi le serviteur impitoyable, qui est le symbole du pardon voulu par le Christ dans Mat : 18.
Dans les Évangiles, Jésus-Christ assimile donc la monnaie au démon. Au reste, Judas l’Iscariote trahit le Christ et permet l’accomplissement de son destin pour trente pièces d’argent, selon l’Évangile de Matthieu.
Ceci rappellerait-il que Dieu et la monnaie sont de fragiles équivalents ou, au contraire, selon les Évangiles, des adversaires ? La monnaie serait-elle la déclinaison humaine indispensable à la divinité, puisque toute religion est fondée sur la charité et le don… de monnaie ? Dieu et la monnaie ne seraient-ils finalement que deux artefacts ? La monnaie véhiculerait-elle les esprits, ou inversement ? Ou encore, plus simplement, les monnaies ressembleraient-elles aux dieux, n’existant que le temps de rassembler des adeptes ?
Ces questions restent ouvertes, car si Jésus-Christ qualifie la monnaie de démoniaque, on retrouve toujours – et de manière paradoxale – Dieu dans l’expression monétaire. Il suffit de penser que les bâtiments des bourses de valeur ressemblent, avec leurs colonnades, à des temples au motif que c’est au sein des bourses et des temples qu’on implore les faveurs de l’avenir. Et ne jette-t-on pas des pièces de monnaie sur des endroits de contemplation (fontaines, cavernes, etc.) dans l’espoir de s’attirer les augures d’heureux auspices ?
L’attribut étatique n’a pas complètement escamoté le symbole religieux. Le parallèle avec la divinité reste très présent. En juillet 2012, Mario Draghi, alors Président de la BCE, affirma à Londres qu’il ferait « tout ce qu’il fallait pour sauver l’euro », sans jamais que quiconque comprenne ce que cela voulait dire. Cette parole rappelait un texte biblique, puisque la monnaie et la divinité relèvent du même phénomène d’adhésion : « Au commencement était le verbe » (Jean, 1 : 1), mais…. « Dieu, personne ne le vit jamais » (Jean, 1 : 18). Aujourd’hui, tels des oracles ou des pythies, les banques centrales accaparent la prémonition par ce qu’ils appellent la « forward guidance », c’est-à-dire l’indication de leurs décisions futures. Et puis, on ne pourra pas dissocier l’inconnu inventeur du bitcoin, Satoshi Nakamoto, auquel les adorateurs des cryptomonnaies vouent un culte, d’une divinité à l’existence nébuleuse.
Il faut aussi se référer au « In God we trust » qui est une mention obligatoire sur les billets en dollars américains depuis 1957. Il s’agit d’ailleurs d’une expression collective, puisqu’il est inscrit « We trust », et non « I trust » », ce qui est cohérent, puisque la monnaie, à l’instar de la divinité, n’existe que si elle fédère un nombre suffisant de fidèles. Les pièces de 2 euros hollandais portent aussi l’inscription « God zij met ons » (Dieu soit avec nous) sur leur tranche.
Pourquoi la référence à Dieu est-elle obligatoire sur les billets américains depuis 1957 ? Ce fait découle de la doctrine de Woodrow Wilson (1856-1924), président des États-Unis de 1913 à 1921. Ce président était un presbytérien et un lointain descendant des Pères pèlerins. L’expression « Pères pèlerins » (Pilgrim Fathers) désigne un groupe de dissidents anglais exilés aux Provinces-Unies, qui, en 1620, avaient fait la traversée d’Angleterre au Massachusetts sur le vaisseau Mayflower et avaient fondé la colonie de Plymouth, située dans l’État actuel du Massachusetts. Ils sont traditionnellement considérés comme les premiers Américains.
Selon Woodrow Wilson, l’important était de servir Dieu qui avait fait don de ses terres aux fidèles. Les États-Unis étaient considérés comme la plus grande aumône que Dieu ait faite au monde. Woodrow Wilson avait formulé une expression de supériorité morale qu’il associait au libéralisme. Cette subordination du libéralisme à une morale évangéliste supérieure anime toujours les néoconservateurs américains.
Par ailleurs, la science économique recense des phénomènes qualifiés de « miracles » monétaires, caractérisés par un engouement populaire, de nature quasiment mystique, pour une monnaie. C’est le cas de l’Allemagne qui surmonte l’hyperinflation en 1924, de l’acceptation du franc Poincaré en 1926, de la réforme monétaire hongroise en 1945, etc. Le franc Poincaré est, à cet égard, très éloquent. Le Président du Conseil Raymond Poincaré (1860-1934) est appelé « Poincaré la confiance ». Fort de cette confiance, il dévalue le franc germinal de 80 % sans contestation.
Alors, où se situe la monnaie, entre avertissement et reproduction de la monnaie ? Cette question restera sans réponse définitive. L’acceptation d’une monnaie exprime un acte de confiance. Mais, à partir du moment où la monnaie devient une convention étatique, elle avertit peut-être du caractère précaire de la configuration économique et de la formulation de l’ordre social.
La monnaie rappelle qu’il faut mourir assez tard avant de savoir que Dieu n’existe peut-être pas, et assez tôt avant de savoir que la monnaie ne vaut peut-être rien.
Au-delà de son étymologie, l’origine de la monnaie est enfouie dans les temps anciens. Elle émergea probablement avec le déplacement des populations primitives d’Afrique du Nord et de Mésopotamie. Elle coïncida certainement avec les premières traces de négoce au troisième millénaire avant Jésus-Christ, car la monnaie est consubstantielle à l’écriture et à la comptabilité (dont l’origine étymologique vient du latin computare, ce qui signifie calculer ou additionner… originellement de la monnaie). On a retrouvé des tablettes d’argile qui semblent porter la trace d’une comptabilité capitaliste provenant de marchands assyriens du XIXe siècle avant Jésus-Christ.
La monnaie possède un statut qui l’originalise. Selon les économistes classiques du XVIIIe siècle, à l’école desquels Adam Smith appartient, la monnaie est spontanée dès que l’échange devient multilatéral (ce qui consomme la rupture du troc primitif) et géographiquement dispersé (ce qui correspond à l’absence de coïncidence des désirs ou des nécessités d’échange). Aristote (-384 à -322) avançait que la monnaie avait été créée pour assurer la commensurabilité de la valeur de deux biens. La monnaie serait donc née de la division et de la spécialisation du travail.
Au demeurant, la complexité du troc s’illustre facilement. Si x biens doivent être échangés deux à deux, il y a x. (x-1)/2 échanges bilatéraux. Dans l’hypothèse de 100 biens, cela crée 4 950 échanges. Si, en revanche, la monnaie est utilisée pour donner une valeur à tous les autres biens, le nombre de rapports d’échange tombe à x-1, c’est-à-dire 99 dans l’hypothèse de 100 biens. Dans cette seconde modalité, c’est la monnaie qui détermine la valeur.
Certains auteurs, en nombre croissant, contestent néanmoins cette séquence qui consiste à subordonner la monnaie à la disparition du troc, au motif qu’il est possible d’imaginer la coexistence de monnaies multiples s’inscrivant dans un système de dons et contre-dons. C’est le cas de Karl Polanyi (1886-1964) qui réfute l’approche smithienne de la division du travail comme origine de la monnaie, au motif qu’elle est ethnocentrique. Selon cet auteur, si une économie de marché présume l’existence d’une monnaie, l’inverse n’est pas vrai. De tout temps, des échanges en nature ont coexisté avec des moyens de paiement. Karl Polanyi établit une distinction entre la all purpose money des sociétés modernes et la special purpose money des sociétés archaïques, au sein desquelles les échanges physiques et la monnaie auraient coexisté.
L’économiste Jean-Michel Servet (1951 -) réfute aussi le lien entre le troc et la monnaie sur base de la découverte de monnaies primitives, les paléomonnaies, qui servaient des obligations rituelles religieuses et juridiques, et dont la trace la plus ancienne fut découverte en Sibérie au sein de tombes datant de 34 000 ans avant Jésus-Christ. D’autres auteurs soulignent que la monnaie fut utilisée dans le cadre de sacrifices pour établir des substituabilités religieuses.
L’octroi de crédit aurait alors pu être à l’origine de la monnaie, en ce que la monnaie aurait été endogène à l’économie réelle. Il est vrai que le crédit est indissociable de la confiance monétaire, puisque l’origine étymologique du terme « crédit » émane du latin credere, qui signifie accorder sa confiance. C’est la thèse de David Graeber, déjà cité, qui avance que la monnaie découle du crédit. Il souligne le fait que dans des sociétés primitives, la monnaie, représentée par des réserves de monnaies précieuses, ne circulait pas et que toute dette pouvait être payée de différentes manières (produit des récoltes, bétail, etc.), pour autant que le rapport entre la monnaie référentielle et le moyen d’apurer la dette soit fixé. Cet auteur voyait le troc comme un sous-produit accidentel de l’usage de la monnaie.
LA CRÉDIBILITÉ MONÉTAIRE
En tout état de cause, même si le narratif de l’émergence de la monnaie pour sublimer le troc est incorrect, il a servi l’architecture de l’économie politique, elle-même fondée sur la distinction entre les valeurs d’usage et d’échange des biens et des services.
La crédibilité monétaire ne peut exclusivement découler d’un acte d’autorité. La monnaie doit s’adosser à un référent symbolique qui excède ce qu’il garantit. Il faut donc que la qualité de la confiance en la monnaie surpasse sa quantité. À l’époque où la monnaie était une marchandise, il s’agissait d’une capacité d’exploitation ou d’extraction (mines d’or, argent, etc.).
Il est communément admis que la monnaie d’État fut inventée par le roi de Lydie (apparemment Crésus) au VIIe siècle avant Jésus-Christ, car ce dernier aurait créé des pièces de même forme et de même poids pour payer des mercenaires, mais de telles expressions monétaires seraient apparues concomitamment en Chine, en Inde et autour de la mer Égée.
Toutefois, ce serait sous le règne d’Alexandre, roi de Macédoine au VIe siècle avant Jésus-Christ, que le monnayage se serait unifié. Et c’est à Mycènes, en 75 avant Jésus-Christ, que les Grecs indiquèrent avec un poinçon le poids des lingots de métal utilisés pour les échanges. La monnaie pesée fut progressivement remplacée par la monnaie comptée avant d’être frappée ou battue. La monnaie a commencé à porter un message. L’expression « battre monnaie » est cependant plus récente : elle découle du fait que les pièces de monnaie étaient fabriquées sous les Rois de France en les frappant de leur valeur à l’aide d’un sceau.
Le monopole d’extraction et de frappe métallique, correspondant au droit régalien (en référence aux anciennes prérogatives royales) de battre monnaie, fut la première expression de l’adhésion et de la crédibilité monétaire. La monnaie a alors progressivement, et d’abord de manière coutumière par une effigie ou un symbole imprimé sur des pièces, acquis un primitif cours légal. Les autorités firent obligation aux créanciers d’accepter cette monnaie en règlement de leurs créances dans un espace géographique et temporel délimité. La légitimité sociale de la monnaie découle de ce droit régalien et du cours légal.
Cette évolution ramène à quelques anecdotes historiques, dont l’existence des cannelures sur les pièces de monnaie. Au XVIIe siècle, les pièces de monnaie en métaux précieux étaient souvent rognées pour en extraire quelques grammes, au point d’en devenir de forme ellipsoïdale, à une époque où la contrefaçon était punie par l’écartèlement. En Angleterre, Isaac Newton (1642-1727), alors gardien de la monnaie en 1696, ajouta sur la tranche des pièces des rainures ou cannelures. Si la pièce n’avait plus de sillons, c’est qu’elle avait été râpée : elle n’est alors plus considérée comme de la monnaie valide. Friedrich Hayek mentionne, dans son essai Pour une vraie concurrence des monnaies (1976), que Marco Polo avait relaté que la loi chinoise du XIIIe siècle condamnait de mort le refus des monnaies papier impériales. En France, le rejet des assignats comme moyen de paiement pouvait être sanctionné par une peine de vingt années de prison.
Progressivement, les monnaies qui possédaient une valeur intrinsèque (or, argent, etc.), qualifiées de monnaies-marchandises, furent remplacées par l’expression et la représentation d’une valeur. Dans le cas d’une monnaie fiduciaire (dont l’origine latine est le mot fiducia, confiance), soit des pièces (qualifiées aussi de monnaie divisionnaire) et des billets dont la valeur nominale est supérieure à la valeur intrinsèque, le garant est un état de confiance. Ces pièces et ces billets sont des monnaies de crédit, puisqu’ils représentent une créance sur un institut d’émission, que constituent désormais les banques centrales. De fiduciaire, la monnaie devint scripturale (du latin scriptus, ce qui est écrit), c’est-à-dire inscrite en compte par un simple jeu d’écriture.
Si la monnaie papier, par essence dématérialisée, découle des bons municipaux vénitiens du XIIe siècle et des lettres de change du XIVe siècle (et fut apparemment concomitamment inventée au XIIIe siècle en Chine), ceci explique que la monnaie ait été capturée par les États au rythme de la formulation des États-nations à laquelle son étatisation est consubstantielle, idée elle-même cohérente avec le postulat hégélien que rien n’est supérieur à l’État, au motif de l’immunité souveraine, concept avancé par le sociologue Benjamin Lemoine (1980 -). Les premières monnaies papier furent consubstantielles à la création de la Banque d’Angleterre en 1694, car ces billets étaient gagés par une dette du roi.
Cette évolution consacra le passage d’une vision substantialiste (ou matérialiste) à une conception nominaliste de la monnaie. Mieux que quiconque, l’économiste allemand Georg Friedrich Knapp (1842-1926), auteur de Théorie étatique de la Monnaie publiée en 1905, et dont les préceptes influencèrent la pensée monétaire allemande de la première moitié du XXe siècle, défendit l’idée d’une monnaie étatique sans valeur intrinsèque ni garantie par l’or, si elle est garantie par l’État, puisque la monnaie est une émanation de la loi. Ce qui importe, c’est l’uniformité de la mesure des dettes et des créances.
Georg Friedrich Knapp établit la théorie économique chartaliste qui soutient que la monnaie est créée par l’État et que sa valeur dépend donc de sa légalité. Les chartalistes considèrent que la demande de monnaie dépend des dépenses publiques et non pas de la production ou de l’offre de biens et services. Le vocable chartalismus, inventé par cet économiste allemand, vient du latin charta, c’est-à-dire lettre, papier ou feuille de papyrus.
De nos jours, l’attribut de confiance est fourni par les États et les banques centrales, donc les instituts d’émission, qui sont qualifiés de prêteurs en dernier recours. Les banques centrales se sont approprié ce droit de seigneuriage, autrement dit l’avantage financier direct qui découle pour l’émetteur de l’émission d’une monnaie. Ce mot vient de l’ancien français seignorage, qui désignait le privilège de battre monnaie. Le seigneuriage est consubstantiel au développement du capitalisme, système au sein duquel la monnaie est utilisée par l’économie privée. La frappe de monnaie s’est développée avec l’émergence du capitalisme au XVIe siècle, lorsque des agents économiques apportaient des métaux précieux pour être frappés à l’effigie du souverain, moyennant le paiement d’un droit de seigneuriage qui couvrait le coût du façonnement des pièces et un prélèvement pécuniaire au bénéfice du souverain. C’est incidemment la raison pour laquelle les États décrètent qu’une monnaie a cours légal ou forcé, c’est-à-dire possède un pouvoir libératoire. La monnaie est un signe de souveraineté.
Cet attribut est renforcé par le fait que la monnaie récemment créée par ces institutions trouve aujourd’hui sa contrepartie dans des achats d’obligations publiques par ces mêmes banques centrales. L’attribut de confiance fourni par les banques centrales est fortifié par l’engagement étatique d’honorer ses dettes publiques. Pour cette raison, la banque centrale restera l’acmé du système financier, malgré les tentatives de création de monnaies décentralisées comme les cryptomonnaies.
Au début du XIXe siècle, l’embrasement du capitalisme moderne et l’augmentation des besoins en capitaux longs ont été provoqués par la révolution industrielle, elle-même fondée sur la division du travail manufacturier et sur la démultiplication de la force humaine par la machine. Cette révolution et le capitalisme moderne sont indissociables, car leurs émergences correspondirent au désenclavement d’un contexte traditionnel de relations sociales. Sous l’angle technologique, son démarrage coïncida avec l’invention de la machine à vapeur de James Watt (1736-1819) qui breveta sa première machine à vapeur en 1769.
Le décollage du capitalisme est donc consubstantiel à la révolution industrielle qui a transformé le système féodal et agricole au sein duquel les paysans étaient essentiellement payés en denrées alimentaires en un système exigeant du capital pour concentrer l’investissement des propriétaires des moyens de production, et de la monnaie pour payer les travailleurs. Ces derniers sont devenus les marchands « monétaires » de leur propre travail, alors qu’auparavant ils possédaient leur outil de travail agricole ou d’atelier.
La délimitation de la propriété privée terrienne est d’ailleurs un des attributs de la révolution industrielle, tout comme l’amplification du salariat est liée à la dynamique du capitalisme manufacturier. Karl Marx considérait que le mouvement des inclosures britanniques était un des points de départ du capitalisme. Les Inclosure Acts furent des lois anglaises, votées entre 1604 et 1914, qui marquèrent la fin des droits d’usage des biens communaux par les paysans et conduisirent à l’horreur des pendus de Londres, qui étaient de simples paysans mis à mort pour avoir glané de la nourriture sur des champs et des bois qui avaient été privatisés.
La nature du temps (et de la monnaie) en a été profondément modifiée : de saisonnier, et donc cyclique, il est devenu linéaire dans le cadre de la production manufacturière. La révolution industrielle a conduit à regrouper les hommes, auparavant dispersés dans le cadre de l’agriculture. L’habitat en a été modifié au même rythme qu’une concentration des travailleurs sur les sites de production manufacturiers et une urbanisation croissante. Le camelot est devenu détaillant.
Aucune autre œuvre que celle d’Émile Zola (1840-1902) ne traduit mieux cette stupéfiante et rapide mutation de la société française sous le Second Empire qui repose sur la dichotomie émergente entre, d’une part, le capital (La Curée de 1871 et L’Argent de 1891), et, d’autre part, le travail (Germinal de 1885). Le romancier britannique Charles Dickens (1812-1870) décrit aussi remarquablement la révolution industrielle et monétaire anglaise. Dans de remarquables textes, Charles Péguy (1873-1914) décrit également le fétichisme croissant pour la monnaie au tournant du XXe siècle.
Au cours du XIXe siècle, les banques commerciales prirent progressivement le relais des instituts d’émissions publics et créèrent de la monnaie grâce au flux des dépôts et des prêts. Il y a donc eu une coexistence de monnaie fiduciaire et scripturale.
Les rugissements de la révolution industrielle modifièrent profondément les équilibres sociaux et politiques. C’est cette même révolution industrielle qui trancha le débat séculaire entre les physiocrates et les mercantilistes.
La physiocratie, dont la fondation du courant de pensée est attribuée à l’Anglais Richard Cantillon (1680-1734) et au médecin et économiste français François Quesnay (1694-1774), signifie le gouvernement de la nature. Selon les physiocrates, il fallait bannir les servitudes seigneuriales pour les paysans et les asservissements gouvernementaux pour les industriels, car ils freinaient le développement économique. Vivant dans une société essentiellement rurale, les physiocrates estimaient que seule la nature – et donc les paysans – produisait de la richesse.
À l’opposé, le mercantilisme (dont l’origine étymologique vient du latin mercari, « faire du commerce », issu de la racine merx, « marchandise ») reposait sur la possession de métaux précieux comme l’or ou l’argent, censée révéler la richesse d’un pays. La puissance d’un État dépendait donc de la richesse du souverain et des activités commerciales. Le mercantilisme trouve lui-même ses racines dans le bullionisme, c’est-à-dire un courant de pensée né en Espagne au XVIe siècle, selon lequel la quantité de métaux précieux détenue par un pays mesure sa richesse. L’État doit promouvoir l’accumulation de ces métaux sur son territoire et empêcher qu’ils soient exportés, ce qui a incidemment poussé l’Espagne à coloniser l’Amérique du Sud. Il préconise d’empêcher l’or et l’argent entrés dans le pays de sortir des frontières. Le bullionisme a été la matrice primitive du mercantilisme.
Le mercantilisme doit être placé en rapport avec le chrysohédonisme, dont l’étymologie grecque vient de khrysós (or), et de hêdone (jouissance). Il s’agit d’une conviction que la richesse d’un État est basée sur la quantité de richesses métalliques que cet État et ses citoyens possèdent. Le philosophe libéral britannique John Locke (1632-1704) précise que ce n’est pas la quantité de métaux précieux qui compte, mais la quantité monnayable, au motif que les pays les plus pourvus de mines sont les plus pauvres, situation qui reste constatée actuellement.
Au cours du XIXe siècle, ce débat entre les physiocrates et les mercantilistes entra en résonance au Royaume-Uni avec l’opposition entre les protagonistes de la Currency School et les défenseurs de la Banking School. Selon le premier courant de pensée, originellement conceptualisé par David Hume (1711-1776) et par David Ricardo (1772-1823), la banque centrale devait réguler la valeur de la monnaie au travers d’une règle quantitative d’offre de monnaie. Les partisans de la Currency School défendaient la stabilité monétaire par une politique monétaire restrictive et l’idée d’une valeur intrinsèque à la monnaie. Pour David Ricardo, le risque inflationniste découlait de l’émission excessive de billets : ces derniers devaient donc être gagés par de l’or. Karl Marx s’inspira aussi de la Banking School.
Au contraire, la Banking School, portée par le philosophe britannique John Stuart Mill (1806-1873) et l’économiste Thomas Tooke (1774-1858), affirmait que la création monétaire pouvait être partiellement déléguée aux banques commerciales. En effet, si les banques avaient émis trop de billets, leur conversion en or aurait été exigée par leurs porteurs, entraînant une autorégulation monétaire. Les défenseurs de la Banking School soutenaient que la demande de crédit entraîne le niveau des prix et prônaient donc une politique monétaire accommodante. Cette École faisait une distinction entre money et near-money (c’est-à-dire des actifs financiers qui peuvent facilement être convertis en monnaie, mais qui ne sont pas considérés comme de la monnaie en soi). La Banking School soutient la primauté du capitalisme sur l’État.
En 1844, le Peel Bank Charter Act imposa le currency principle (ou principe de circulation) au Royaume-Uni. Ce dernier conduisit à confier le monopole d’émission à la banque d’Angleterre et l’obligea à détenir des réserves en or égales à 100 % de la monnaie émise. Le rôle de la banque centrale s’en trouva renforcé : plus aucune autre banque n’eut le droit d’émettre des billets. Mais dès 1847, des épargnants britanniques retirèrent massivement leurs dépôts bancaires en encaisses métalliques, ce qui obligea l’Issue Department (qu’on pourrait assimiler à la Bank of England actuelle) à battre de la monnaie supplémentaire au-delà de ce que l’émission normale de billets n’aurait exigé.
Le Peel Bank Charter Act n’a jamais été formellement révoqué, mais la révolution industrielle consacra finalement la dominance des mercantilistes et de la Banking School. Pourtant, depuis cette époque, la question de l’étatisation accrue de la monnaie et des banques commerciales reste en suspens, puisque les banques commerciales fabriquent un bien public.
La création monétaire mise en œuvre par les banques centrales depuis quelques années réhabilite partiellement la Currency School puisqu’une partie de la création monétaire récemment mise en œuvre par la BCE n’est pas gagée sur l’or, mais sur des dettes publiques. D’ailleurs, plusieurs théories monétaires, restées au stade de l’abstraction, furent commises afin de renationaliser la monnaie. Il s’agit, à titre d’illustration, des théories de la monnaie fondante et du Plan de Chicago.
Et que penser du taux d’intérêt, déjà mentionné dans le Code d’Hammourabi, qui date de près de quatre millénaires ? Il n’existe pas à l’état naturel. L’intérêt est à la monnaie ce que le salaire est au travail. Il n’est donc pas consubstantiel à la monnaie, mais à sa dépossession, exactement comme le salaire est une marchandisation de la force de travail. Le taux d’intérêt répond aussi à la confrontation entre la demande et l’offre de monnaie dès que les transactions ne se font plus au comptant.
Le taux d’intérêt comprend plusieurs composantes : la rémunération pour la dépossession de la monnaie (qu’on qualifie de taux d’intérêt réel), une couverture contre l’inflation anticipée et une protection contre le risque d’insolvabilité de l’emprunteur (appelée la prime de risque de crédit ou la prime du risque de contrepartie ou encore le spread de crédit).
On attribue la paternité de la phrase « Le temps, c’est de l’argent » au philosophe américain Benjamin Franklin (1706-1790), qui voyait l’augmentation du capital monétaire comme un devoir moral, et avançait que le seul intérêt de la monnaie, c’est son emploi. Cette phrase ramène à l’intérêt qui est le prix monétaire du temps. Pourtant, elle recouvre peut-être un champ de réflexion plus profond. En effet, le temps n’est pas conceptualisé. Il est abstrait et insaisissable, tandis que la monnaie est une formulation conventionnelle. Le temps n’a pas de valeur, car on ne peut ni le vendre ni le donner.
Cependant, l’usage du temps a une valeur. Il s’agit du temps de fabriquer un bien et de produire un service, le temps de déconstruire un bien ou le temps de le consommer avant une date de péremption. Le temps efface des valeurs et en magnifie d’autres. On pourrait dès lors envisager la monnaie comme un étalon du temps, dont la valeur relative serait fixée par une coupole fiduciaire. Dans cette vision, très éloignée de l’approche marxiste et relevant de la finance moderne, le prix de cet étalon est le taux d’intérêt.
Sous cette orientation, la monnaie serait un gradient du temps, ou plutôt une régression de la gratuité du temps qui permet un échange d’utilités. La stabilité du pouvoir d’achat de la monnaie refléterait alors la prévisibilité que les autorités publiques accordent au futur.
Benjamin Franklin avait-il imaginé que les taux d’intérêt deviendraient un jour négatifs, c’est-à-dire que la monnaie se détruirait avec le passage du temps, dans un engouffrement narcissique du présent ? C’est peu probable. C’est pourtant un des attributs du néolibéralisme que de modifier le sens du temps économique en empruntant ses richesses au futur.
L’économiste allemand Adolph Wagner (1835-1917), qui énonça sa loi éponyme, postulait que plus la société se civilise, plus l’État est dispendieux, ce qui se traduit par le fait que la part des dépenses publiques dans le PIB augmente avec le revenu par habitant. Adolph Wagner décela donc une corrélation entre le niveau de développement, l’étatisation de l’économie… et l’importance de la dette publique. Il expliqua cela par le fait que le développement accroît la demande de biens publics à un rythme qui lui est supérieur.
Une dette publique doit être compatible avec la confiance dans la stabilité socioétatique pour attirer l’épargne des citoyens. Comme la monnaie, la stabilité de la dette publique est l’expression ultime de l’État, puisque la dette reflète à la fois le droit régalien de lever l’impôt (pour assurer le service de la dette) et l’obligation de refléter l’équilibre entre les débiteurs et les créanciers de cette même dette, au milieu desquels l’État est une formulation transitive. C’est pour cette raison qu’une dette publique est d’ordinaire consolidée par son propre refinancement perpétuel : chaque échéance en appelle une autre. Il arrive que, parfois, on la consolide effectivement, c’est-à-dire que l’on confond autoritairement toutes les échéances pour en faire une dette quasiment perpétuelle.
La dette publique constitue incontestablement, pour ses créanciers, un capital. Mais, contrairement à un capital qui représente du travail passé progressivement épargné, la dette publique représente aussi un prélèvement sur le travail futur. Le créancier de l’État lui prête avec de l’épargne du travail passé, en application de l’approche marxiste qui avance que le capital est un quantum de travail, tandis que l’État (le débiteur) rembourse sa propre dette grâce à un prélèvement fiscal sur le travail et les revenus du capital futurs. La dette publique est garantie par la capacité de l’État à lever des impôts portant, entre autres, sur les revenus professionnels futurs de ses contribuables. En s’endettant, l’État demande donc à des créanciers de lui faire crédit au motif qu’il sera en mesure d’exiger un prélèvement sur la création de richesse de ses futurs contribuables.
C’est ainsi que Karl Marx considérait que la dette publique était sans lien nécessaire avec le processus de production de capital et qu’elle n’était pas un titre sur du capital réel. Il l’associait à l’aliénation de l’État et l’assimilait à un capital fictif parce qu’il en voyait l’extinction dans la révolution, préalable à la victoire du prolétariat. Aux yeux de Karl Marx, cela allait même plus loin : comme la dette publique est un travail passé accumulé gagé par un travail futur, cette même dette devait être annulée par la négation de la propriété privée, qu’il considérait comme un obstacle à l’égalité sociale. Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) n’avait pas une vision très éloignée. En 1848, ce dernier échoua pourtant à créer une « Banque d’échange » appelée à abolir le taux d’intérêt.
Les États de la zone euro ont donc cédé leur passif, à savoir les dettes publiques, à la BCE dont ces mêmes dettes publiques sont devenues l’actif. La monnaie créée par la BCE est devenue, ne fût-ce que fugacement, un actif des États. Si on consolide comptablement le bilan des États et de la BCE et qu’on élimine les transactions croisées, on obtient un bilan dont le passif représente la monnaie émise par la BCE et dont l’actif est un prélèvement fiscal futur. La qualité de la monnaie est garantie par la croissance économique future des États.
C’est pour cette raison que l’excès d’endettement public peut mettre en péril la monnaie. Pour résorber une dette publique excessive, il faut soit dévoyer la monnaie (par de l’inflation nominale ou par une répression financière qui se traduit par des taux d’intérêt qui ne restituent pas cette inflation), soit effacer les dettes, comme lors du défaut grec (2011) ou de la confiscation des dépôts bancaires chypriotes (2013). Il n’est pas possible de rembourser une dette publique incontrôlée sans corrompre la monnaie. C’est la situation actuelle : l’inflation rogne l’épargne et efface, de manière sournoise, l’endettement.
Mais alors, vers quel système politique une dette publique excessive entraîne-t-elle ? Ainsi que mentionné antérieurement, l’économiste libéral Friedrich Hayek suggérait qu’elle conduit à une restriction des libertés individuelles et à une nationalisation de l’économie. Cette vision excessive n’est pas encore vérifiée de manière contemporaine, puisque c’est la création monétaire qui finance les dettes publiques. De surcroît, cela dépend de l’affectation du produit de la dette publique et de son utilisation pour mettre en œuvre des investissements publics productifs, susciter de l’emploi ou assurer une légitime protection sociale.
La monnaie et la comptabilité, intrinsèquement liées, sont bien plus que des outils techniques : elles constituent des piliers fondamentaux de l'organisation économique et sociale. Depuis leurs origines, elles traduisent non seulement des échanges matériels, mais aussi les dynamiques culturelles, les aspirations collectives et les rapports de pouvoir. La monnaie, en particulier, incarne bien davantage qu’un simple moyen d’échange. Elle est un véhicule de confiance, un miroir des peurs et des espoirs, et un symbole universel des relations humaines.
Au fil de l’histoire, la monnaie a évolué, passant des cauris et des pièces métalliques aux monnaies fiduciaires, puis aux formes numériques d’aujourd’hui. Pourtant, malgré ces transformations, elle reste fondamentalement liée à la confiance collective et aux décisions politiques. Les crises financières et les périodes de prospérité rappellent qu’elle oscille sans cesse entre stabilité et fragilité, reflétant les tensions entre les aspirations humaines et les contraintes économiques.
La comptabilité, quant à elle, a évolué d’un simple outil de mesure à un instrument stratégique dans un monde complexe. Ensemble, la monnaie et la comptabilité révèlent que l’économie n’est pas une simple affaire de chiffres, mais un système vivant de relations humaines, d’échanges et de valeurs partagées. Étudier leur histoire permet de mieux comprendre les transformations économiques et sociales qui façonnent nos sociétés.
La monnaie, souvent perçue comme un artefact technique, est en réalité profondément humaine. Elle est une métaphore des relations sociales, un catalyseur des échanges et un reflet des visions collectives du futur. Alors que les cryptomonnaies et les nouvelles technologies redéfinissent son rôle, la monnaie reste un enjeu stratégique majeur, tant pour les États que pour les individus.
En fin de compte, la monnaie n’est pas une fin en soi, mais un moyen d’organiser et de dynamiser les sociétés. Comprendre son histoire et ses mécanismes, c’est plonger dans les racines mêmes de notre civilisation. Ce voyage au cœur de la monnaie ne se limite pas à une exploration économique : il révèle l’essence même des relations humaines, oscillant entre ordre et chaos, entre stabilité et incertitude, et nous invite à mieux appréhender l’avenir.