Derrière la digitalisation, la dépendance ? Réflexion sur l’avenir de nos outils après le rachat de Twinntax.

Un marché en mutation profonde

Le rachat de TwinnTax par le groupe norvégien Visma est bien plus qu’une transaction financière : il marque une étape supplémentaire dans la recomposition structurelle du marché belge des technologies comptables. Depuis cinq ans, la digitalisation du secteur s’est accélérée à un rythme inédit, portée par l’automatisation, la généralisation du cloud et l’émergence de plateformes intégrées.

Mais derrière cette modernisation technique se profile une transformation plus discrète – et plus fondamentale – : la concentration des infrastructures numériques qui soutiennent la production comptable belge.

En tant que président de l’Ordre des Experts-Comptables et Comptables Brevetés de Belgique (OECCBB), il nous appartient de lire ces signaux avec prudence, mais sans naïveté. Car derrière chaque innovation se dessinent aussi de nouveaux rapports de force.

De TwinnTax à Yuki : une logique d’intégration complète

Le groupe Visma poursuit, en Belgique, une stratégie de consolidation verticale remarquable par sa cohérence.

Après les rachats successifs de Yuki, Silverfin, Accounton, Bizzcontrol et tout récemment Accountable, le rachat de TwinnTax parachève un modèle couvrant désormais l’ensemble de la chaîne de valeur comptable :

• Les indépendants et TPE via Accountable,
• Les petits bureaux comptables grâce à Yuki et Accounton,
• Les fiduciaires de taille moyenne et grande à travers Silverfin et TwinnTax,
• Les outils de reporting et de suivi client via Bizzcontrol.

Cette intégration n’est pas anodine. En reliant entre elles les briques logicielles de la collecte, du traitement et du conseil, Visma se dote d’un écosystème global, capable d’offrir une continuité totale de données – du client final jusqu’au reporting consolidé.

TwinnTax, par sa capacité à agréger des informations issues de quatorze plateformes publiques belges (SPF Finances, ONSS, Banque-Carrefour des Entreprises, etc.), constitue la clé d’entrée du système. En d’autres termes, Visma ne rachète pas une start-up : il acquiert l’infrastructure invisible qui alimente une part considérable du back-office comptable du pays.

Un outil puissant, mais une dépendance à interroger

Personne ne conteste la qualité technologique de TwinnTax, ni son rôle structurant dans la digitalisation des fiduciaires.

L’automatisation de la collecte des données, la suppression des tâches répétitives, l’intégration des tableaux de bord intelligents… sont autant d’avancées qui ont permis aux cabinets de se recentrer sur la valeur ajoutée : l’analyse, le conseil, la relation client.

Mais à mesure que les solutions se concentrent entre les mains d’un nombre restreint d’acteurs internationaux, une autre question émerge : celle de l’indépendance numérique.

Sommes-nous encore maîtres des outils au cœur de notre pratique professionnelle, ou en train d’en devenir les utilisateurs captifs ?

À travers les contrats de licence, les flux d’API et la centralisation des données, se construit progressivement une dépendance structurelle – subtile mais réelle – à des solutions qui ne relèvent plus de notre territoire, ni de notre gouvernance professionnelle.

C’est ici que la vigilance de la profession, et celle de l’OECCBB en particulier, doit jouer pleinement son rôle.

Le rôle de l’Ordre : garantir la souveraineté et l’équilibre

L’Ordre des Experts-Comptables et Comptables Brevetés de Belgique observe avec attention ces mouvements.

Notre mission ne consiste pas à juger des modèles économiques des éditeurs, mais à préserver la capacité de la profession à exercer son rôle de tiers de confiance dans un environnement numérisé.

Trois principes guident notre position :

• L’indépendance : un expert-comptable ne peut dépendre d’un écosystème qui pourrait orienter ses choix techniques, ses analyses ou ses recommandations.
• La sécurité et la confidentialité : la maîtrise de la donnée comptable et fiscale reste un enjeu de souveraineté économique.
• La diversité technologique : l’équilibre du marché repose sur la coexistence d’acteurs multiples, favorisant l’innovation et la concurrence loyale.

L’OECCBB s’engage à maintenir ce débat ouvert, à encourager la formation et la veille stratégique des professionnels, et à dialoguer avec les pouvoirs publics afin de garantir un cadre qui protège la mission de la profession.

Entre progrès et concentration : l’équation délicate

Le défi n’est pas de refuser le progrès. L’automatisation portée par TwinnTax et ses équivalents représente une opportunité inédite pour la qualité, la rapidité et la fiabilité des services comptables.

Mais dans le même temps, cette modernisation accélérée modifie les rapports de pouvoir : la donnée devient le nouvel actif stratégique.

Les éditeurs ne vendent plus des logiciels, ils contrôlent des plateformes.

Et celui qui détient la plateforme détient, à terme, l’économie de l’attention, la relation client et la norme opérationnelle.

La question n’est donc pas de savoir si le marché se concentre, mais jusqu’où cette concentration peut aller sans fragiliser la pluralité des pratiques et la liberté d’exercice des professionnels.

Vigilance, unité et responsabilité

Nous ne sommes pas face à une révolution subie, mais à une mutation à accompagner avec lucidité.

Les rachats de TwinnTax, Yuki ou Accountable traduisent une tendance globale : la financiarisation du numérique comptable.

Face à cette évolution, notre responsabilité collective, en tant que profession réglementée, est de défendre un espace d’indépendance et d’innovation souveraine.

À l’OECCBB, nous croyons à la puissance d’une profession unie, informée et exigeante.

La technologie est un allié formidable, à condition qu’elle reste au service de l’expert-comptable, et non l’inverse.

Ensemble, faisons en sorte que la donnée reste un instrument de confiance, et non un levier de dépendance.