Exode d'une entreprise belge : des dividendes taxés pour les actionnaires ?

L’émigration d’une société belge donne-t-elle lieu à un dividende imposable pour ses actionnaires ? Une récente déclaration du ministre des Finances laisse à penser que tel ne serait pas le cas.

Voici une société belge, détenue par des actionnaires personnes physiques, qui transfère son siège en dehors de la Belgique, par exemple vers la France. Cette opération est régie par la procédure de transformation transfrontalière contenue dans le livre 14 du Code des Sociétés et des Associations (CSA), et la législation française analogue en matière de droit des sociétés. Elle s’opère en principe en continuité juridique : la société belge qui transfère son siège social en France conserve sa personnalité juridique et est alors gouvernée par le droit français après le transfert. Le principe de continuité comptable jouera en règle générale également : il n’y aura donc en principe pas de modification de la situation patrimoniale de la société, et ses actifs seront transférés dans la comptabilité française à la valeur pour laquelle ils figuraient dans les comptes de la société belge au moment du transfert.

Sur le plan fiscal, il y a toutefois discontinuité : l’émigration est en principe assimilée à une liquidation pour les besoins de l’impôt des sociétés (ISOC) en application d’une fiction légale (article 210, §1er, 4° du CIR), sauf si les actifs sont maintenus dans un établissement stable en Belgique. Ceci signifie que les plus-values latentes sur les actifs de la société sont en principe soumises à l’ISOC (au taux de 25%) ; c’est ce qu’on appelle dans le jargon « l’exit tax ».

L’émigration donne-t-elle lieu à un dividende imposable, passible du précompte mobilier (au taux de 30%), pour ses actionnaires personnes physiques ? Cette question divise jusque dans les rangs de l'Administration fiscale.

La position des services centraux de l'Administration fiscale est féroce. S’appuyant sur la fiction légale précitée assimilant le transfert de siège à une liquidation, elle considère que l’émigration entraîne l’attribution d’un « dividende » imposable pour l’actionnaire en vertu de l’article 18, al. 1er, 2°ter, du C.I.R. Or, le texte de cette dernière disposition vise uniquement les sommes réparties lors d’une liquidation classique (au sens de l’article 209 du CIR), et donc pas à l’occasion d’opérations assimilées à une liquidation (comme le transfert de siège) au sens de l’article 210 du CIR. Cette approche de l’administration centrale est susceptible de conduire à l’imposition de l’actionnaire sur des revenus … qu’il n’a pas perçus. Une situation cauchemardesque !

Le Service des Décisions Anticipées (SDA) ne partage pas ce point de vue.

Selon le SDA, l’émigration d’une société belge ne donne lieu à aucun dividende imposable pour l’actionnaire, lorsqu’elle s’opère en continuité juridique et comptable. Peu importe, à cet égard, que la loi fiscale assimile le transfert de siège à une liquidation pour les besoins de l’ISOC. En étendant la définition de « dividendes » aux sommes réparties en cas de liquidation (article 18, al. 1er, 2°ter, du C.I.R.), le législateur a en effet uniquement voulu viser les opérations de liquidation par lesquelles l’actionnaire s’enrichissait et la société s’appauvrissait. Or, le transfert de siège ne génère aucun enrichissement pour l’actionnaire, de sorte qu’il ne peut conduire à la naissance d’un dividende imposable. Autrement dit, on ne pourrait mettre dans le même sac un transfert de siège (absence de dividende imposable) et une liquidation classique susceptible de conduire à l’attribution effective d’un « dividende » (en cash ou en nature) imposable à l’actionnaire.

Voilà une regrettable opposition de points de vue au sein de l’administration fiscale, au détriment de la sécurité juridique pour les contribuables !

Dans un jugement du 3 février 2023, le tribunal de première instance du Brabant wallon s’est rallié à la position du SDA. La messe n’est pas encore dite, car l’Etat a interjeté appel[1].

A l’occasion d’une récente question parlementaire, le ministre des Finances a été appelé à trancher cette question[2]. Le ministre a rappelé qu’une controverse similaire existait pour d’autres opérations assimilées à des liquidations pour les besoins de l’ISOC, notamment (i) l'agrément d’une société immobilière en tant SIR/SICAFI par la FSMA (article 210, §1er, 5° du CIR) ou (ii) l’inscription d’une société immobilière en tant que fonds d’investissement immobilier spécialisé (FIIS) auprès du SPF Finances (article 210, §1er, 6° du CIR). Dans ces deux situations, le législateur fiscal a prévu en 2016 une exonération formelle de précompte mobilier, afin d’éviter que les actionnaires (personnes physiques) ne doivent subir un impôt, alors même qu’ils n’ont pas reçu de liquidités lors de la mise en place de l’opération. Cette exonération avait été justifiée dans les travaux préparatoires par l’absence de distribution effective aux actionnaires.

Le ministre constate ensuite que cette opinion (absence de précompte en l’absence de distribution effective) a été suivie par le SDA en présence de transferts de siège. Le Ministre précise enfin qu’il invitera son administration à formuler des propositions en vue de fixer un cadre légal cohérent pour les opérations assimilées à des liquidations, notamment les transferts de siège.

Voilà des propos plutôt rassurants. Mais faut-il pour autant en déduire que les services centraux (et les agents taxateurs sur le terrain) se rangeront à l’opinion du SDA, en l’absence d’une intervention législative consacrant expressément l’exonération de précompte ?

Il est permis d’en douter. Une clarification serait la bienvenue et à notre estime, une opération de transfert de siège présente toujours en l’état actuel un risque de contestation par l’administration fiscale.

[1] D.-E. PHILIPPE, « Emigration d'une société belge : pas de dividende imposable pour les actionnaires », Fiscologue, 2023, n°1795, p. 10.

[2] Q. & R. Chambre 2023-2024, 24 mai 2024, 169 (Question n° 1808 de M. Van Hees du 19 décembre 2023).



Denis-Emmanuel Philippe (Avocat-associé, Bloom Law) – Olivier Willez (Avocat-associé, DWMC)

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