Sanctions fiscales : entre intention frauduleuse, mauvaise foi et questions de principe?

Lorsqu’elle constate des infractions aux dispositions des lois fiscales en matière d’impôts directs, l’administration dispose d’un arsenal pour sanctionner ce manquement administratif à savoir

  • (i.) des amendes fixes selon le type d’infraction,
  • (ii.) des sanctions proportionnelles, tels que les accroissements d’impôt ; ou encore
  • (iii.) la perte du droit de représenter le contribuable dans des cas spécifiques que nous n’aborderons pas ici[1].

1. Sanctions et articulation

La première catégorie de sanctions – les amendes administratives – est visée à l’article 445 CIR 92 et se décompose à son tour en deux grandes familles :

  • La première est générale et vise toute infraction au CIR 92 ou à ses arrêtés royaux d’exécution, fixant des amendes comprise entre 50 et 1.250 €, dont l’application est une faculté pour l’administration, qui doit obligatoirement motiver sa décision d’y recourir[2] ;
  • La seconde famille vise des infractions spécifique : le défaut de déclaration d’une construction juridique (l’administration doit appliquer une amende de 6.250 euros par fondateur et par construction juridique à mentionner[3]), les défauts déclaratifs en matière de prix de transfert ; les manquements aux déclarations de dispositifs transfrontières potentiellement agressifs (« DAC 6 »), avec des amendes de 1.250 € à 100.000 € selon une échelle qui avait été fixée par arrêté royal, entre-temps annulé par le Conseil d’Etat[4], les infractions aux obligations déclaratives des immeubles détenus à l’étranger ou encore les infractions aux obligations des opérateurs de plateforme d’économie collaborative.

La seconde catégorie, les accroissements d’impôt, sont visés à l’article 444 CIR 92, qui impose en principe à l’administration fiscale d’appliquer un accroissement d’impôt en cas d’absence de déclaration, de déclaration tardive ou de déclaration incomplète ou inexacte. L’accroissement peut varier de 10 % minimum à 200 % maximum selon une échelle fixée par l’arrêté royal d’exécution du CIR 92[5], qui tient compte du type d’infraction (absence, tardiveté ou déclaration incomplète ou inexacte) et du degré d’implication du contribuable (infraction totalement indépendante de sa volonté – accroissements nuls ; infraction commise sans intention d’éluder l’impôt – accroissements entre 0 et 30 % ; infraction avec l’intention d’éluder l’impôt – accroissements entre 50 et 200% ; infraction accompagnée d’un faux ou d’usage de faux, d’une corruption ou d’une tentative de corruption –accroissements de 200%).

Cette échelle prend également en compte les éventuelles répétitions d’infractions commises par le contribuable, dont les comptes sont remis à zéro si aucune infraction n’a été sanctionnée pour quatre échéances consécutives[6].

L’article 444, al. 3 CIR 92 prévoit la possibilité, pour l’administration fiscale, de renoncer aux 10% d’accroissements en l’absence de mauvaise foi du contribuable.

En principe, l’application d’une amende n’exclut pas l’établissement d’un accroissement ou inversement[7] mais, en pratique, l’administration ne les cumule généralement pas (du moins lorsque l’accroissement lui paraît suffisamment sanctionnant).

Enfin, il est à présent largement admis que ces amendes administratives (qu’elles soient proportionnelles – même à concurrence de 10% - ou fixes) constituent des sanctions à caractère pénal[8], dont l’application doit être conforme aux principes fondamentaux consacrés en matière pénale par la Convention européenne des droits de l’homme – notamment le droit à un procès équitable (article 6.1 de la CEDH) et le principe de non bis in idem, qui interdit de poursuivre et/ou de punir deux fois (non bis) une même personne pour les mêmes faits (in idem). La CEDH[9], la Cour de cassation[10] et la Cour de justice de l’Union européenne[11] ont toutefois clairement opté pour une interprétation restrictive de ce principe, requérant un lien temporel suffisamment étroit entre les procédures conduisant aux sanctions.

Cette interprétation a inspiré le nouveau régime belge « una via »[12], qui articule les procédures menées pour des mêmes faits par les autorités judiciaires et par l’administration fiscale[13].

2. Modification par la loi du 20 décembre 2024

Parmi les modifications fiscales diverses de la fin de l’année 2024, le législateur a modifié l’article 445 du CIR 92 relatif aux amendes non proportionnelles (et les dispositions équivalentes dans les autres codes) :

  • Donnant plus de latitude à l’administration fiscale et à l’agent taxateur pour les amendes relatives aux obligations DAC6 et aux obligations déclaratives des opérateurs de plateforme, en remplaçant le terme « inflige » par « peut infliger » les amendes y relatives[14];
  • Ajoutant un septième paragraphe à l’article 445 CIR 92, donnant la possibilité au Roi de prévoir « des modalités d’applicabilité de mesures d’individualisation de la sanction par le juge compétent » , telles que « la prise en compte de circonstances atténuantes pour réduire le montant de l’amende ou éventuellement le prononcé d’une amende assortie d’un sursis »[15].

Ceci rejoint la jurisprudence bien établie de la Cour constitutionnelle, qui a estimé à plusieurs reprises qu'il était discriminatoire qu'un juge ne puisse pas accorder de sursis pour les sanctions administratives fiscales de nature pénale, alors qu'il est habilité à le faire pour les sanctions pénales au sens strict du terme[16]. Cette possibilité est désormais inscrite dans la loi, du moins pour les amendes non proportionnelles prévues à l’article 445 CIR 92.

3. Accroissement, réduction et déduction des pertes

En ce qui concerne les accroissements, la Cour constitutionnelle a également admis que le juge doit examiner - sous peine de violer le principe d'égalité - si, dans le cas concret qui lui est soumis, il y aurait des raisons d'accorder le sursis dans l'hypothèse où la loi fiscale aurait prévu cette possibilité. Dans ce cas, il peut alors réduire les accroissements[17]. Or, la loi prévoit que les accroissements de 10% peuvent être abandonnés.

La renonciation aux 10% d’accroissement n’est pas anecdotique puisque, au contraire, lorsqu’ils sont appliqués par l’administration, l’article 206/3, §1er, alinéa 2 et 207/2 CIR 92 empêchent la déduction des pertes de la société[18]. Il en résulte donc un cash out pour la société.

Plusieurs questions préjudicielles ont été posées à la Cour Constitutionnelle sur le respect des principes de légalité et d’égalité de cette « double sanction » économique pour le contribuable (les accroissements et l’impossibilité de déduire les pertes), qui résulte en définitive du « choix » de l’administration d’imposer effectivement un accroissement d’impôt d’au moins 10% ou non[19], lorsque ce dernier a déposé tardivement ou n’a pas déposé du tout sa déclaration.

Dans ce cas, pour rappel, l’administration fiscale dispose d’une certaine latitude et peut :

  1. soit se contenter d’appliquer les amendes non proportionnelles pour déclaration tardive, incomplète ou inexacte (auquel cas les pertes restent déductibles dans la cotisation enrôlée) ;
  2. soit renoncer au minimum de 10% d’accroissements en l’absence de mauvaise foi du contribuable.

En pratique, l’administration se montre très stricte dans l’application des accroissements, imposant quasi systématiquement l’accroissement minimum de 10% (avec ou sans amende non proportionnelle).

En attendant que la Cour constitutionnelle se positionne sur l’ensemble de ces questions, les tribunaux doivent parfois faire preuve d’ingéniosité, en usant de leur pouvoir de pleine juridiction pour réviser la sanction infligée et ainsi réduire leur portée. Ainsi, le tribunal de première instance de Gand avait réduit l’accroissement d’impôt de 10 % à 9,90 %, permettant ainsi la déduction des pertes[20]. Le tribunal avait insisté sur le fait que l’accroissement d’impôt de 10%, emportant automatiquement l’interdiction de déduction, entrainait des conséquences disproportionnées dans le chef de la requérante alors qu’il s’agissait d’une première infraction commise sans intention d’éluder l’impôt.

Dans son arrêt du 21 novembre 2024, la Cour constitutionnelle s’est déjà prononcée sur deux questions préjudicielles.

(i.) Première question préjudicielle

La première visait le respect des principes d’égalité et de proportionnalité de l’ancien article 207, al. 7 CIR 92, qui s’applique tant à des contribuables qui n’ont pas remis leur déclaration qu’à ceux qui ont remis tardivement leur déclaration, servant de base à l’établissement de la cotisation. Or, le rejet de la déduction des pertes vise – selon le législateur – à garantir l’effectivité de la sanction de l’accroissement d’impôt. La Cour conclut à la proportionnalité de la mesure, justifiant sa position par le fait que la déduction ou la compensation des pertes n’est refusée que lorsque l’accroissement d’impôt est effectivement appliqué, ce qui ne serait en principe pas le cas lorsqu’il s’agit d’une première infraction sans intention de fraude[21].

Ce qui semble n’être qu’un rappel de l’article 444, al. 3 CIR 92 n’est pas passé inaperçu puisque le ministre des Finances, interpellé en commission des Finances et du Budget du 26 novembre 2024 sur l’application quasi automatique de l’accroissement par l’administration fiscale, a confirmé que « le but n'est en effet pas qu'un accroissement d'impôt de 10 % soit appliqué "dans le cas d'une première erreur" et de bonne foi », citant l’enseignement de la Cour constitutionnelle[22].

Une première infraction n’est donc pas nécessairement commise de bonne foi et ne justifie pas nécessairement l’abandon des accroissements de 10%.

(ii.) Mais aussi

La Cour constitutionnelle était également interrogée sur la différence de traitement entre les contribuables soumis à une imposition d'office (vu l’absence ou la remise tardive de la déclaration fiscale) et ceux dont la déclaration est rectifiée. Dans le premier cas, l’article 207, alinéa 7 du CIR 92 (ancien) interdit en effet la déduction des pertes reportées sur l’intégralité du bénéfice imposable alors que, dans le second cas, la déduction et la compensation des pertes ne sont prohibées que sur la partie du résultat qui fait l’objet de la rectification de la déclaration. Selon la Cour, cette différence de traitement serait justifiée par la nature des manquements sous-jacents, à savoir l’absence de déclaration dans le délai légal d’une part et la déclaration incomplète ou inexacte d’autre part.

La Cour constitutionnelle doit encore se prononcer sur des questions préjudicielles posées par la Cour d’appel d’Anvers, orientée vers le pouvoir discrétionnaire laissé à l’administration fiscale sur les sanctions applicables… et l’éventuelle interdiction de déduction des pertes qui en découle.

Lorsque les accroissements résulte d’une déclaration incomplète ou inexacte, les Cours d'appel ont déjà confirmé à maintes reprises que la seule non-déclaration d’un revenu ne suffit pas pour conclure à l’intention frauduleuse du contribuable[23]. L’administration doit motiver ce constat et l’application des accroissements de 50% prévus par l’échelle de sanction. Ce n’est que lorsque le contribuable n’est pas animé d’une intention frauduleuse que l’administration peut appliquer des accroissements inférieurs, de 10% en cas de première infraction. Par ailleurs, ce n’est qu’en l’absence de mauvaise foi qu’elle peut renoncer à ces 10%. A priori, on peut donc être de mauvaise foi (et subir 10% d’accroissements) sans avoir une intention frauduleuse.

De son côté, l’AR/CIR92 qui fixe les sanctions prévoit des accroissements nuls (donc inférieur à 10%) uniquement lorsque l’infraction est « indépendante de la volonté du contribuable ». La bonne foi est-elle donc nécessairement liée à une absence de volonté du contribuable dans la commission de l’infraction ? Les commentaires administratifs semblent le confirmer[24]. Ces derniers jettent aussi le trouble en rappelant la jurisprudence de la Cour d’appel de Gand[25], selon laquelle un litige qui relève d’une pure contestation de principe, dans lequel la bonne foi du contribuable est indiscutable, justifie l’absence d’accroissements. Mais alors, où s’arrête la contestation de principe ?

[1] voy. les articles 446 et suivants du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après « CIR92 »).

[2] Article 109 de la loi du 4 août 1986 portant des dispositions fiscales, M.B., 20 août 1986, p. 11408 (instaurant la charte du contribuable).

[3] Article 445, § 2, du CIR 92.

[4] C.E., 10 mai 2023, arrêt n° 256.480.

[5] Articles 225 et suivants de l’AR/CIR92.

[6] Articles 227 et 228, dernier alinéa, de l’AR/CIR 92.

[7] C. const., 17 novembre 2022, n° 149/2022, point B.14.1.

[8] C. const., 3 avril 2014, no 61/2014, B.16.1. ; Cass., 5 février 1999, R.G. nos C.97.0441.N et C.98.0398.N., J.L.M.B., 1999, p. 537, obs. A. Demoulin.

[9] Voy. notamment Cour eur. dr. h., 15 novembre 2016, A et B c. Norvège, nos 24130/11 et 29758/11, § 126 ;

[10] Cass., 21 septembre 2017, R.G. no F.15.0081.N, cité in S. Van Crombrugge, « Non bis in idem en matière d’amendes administratives : la carte du formalisme », Le Fiscologue, 2017, no 1542, pp. 1 et s.

[11] C.J.U.E., Luca Menci, 20 mars 2018, C-524/15 ; C.J.U.E., Garlsson Real Estate SA, C-537/16 ; C.J.U.E., Enzo Di Puma, C-596/16 ; C.J.U.E., Consob, C-597/16 et Ch. Buysse, « Le fisc peut sanctionner deux fois le même faux pas, même au tarif maximal », Le Fiscologue, 2018, no 1587, pp. 1 et s.

[12] Loi du 5 mai 2019 portant des dispositions diverses en matière pénale et en matière de cultes, et modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie et le Code pénal social, M.B., 24 mai 2019, p. 50023.

[13] Cette question excède les limites de cette contribution. Sur la réforme du régime una via, voy. not. l’examen de E. CECI, P. MAUFORT et S. SCARNA, Droit pénal fiscal en (r)évolution, Bruxelles, Larcier, Coll. Manuels de droit pénal de l’entreprise, 2023, pp. 210 et s.

[14] Cette latitude vise à se conformer à l’arrêt du Conseil d’Etat qui avait annulé l’échelle de sanction administrative en matière de DAC6, pour qu’un taux zéro puisse être appliqué lorsque l’infraction est indépendante de la volonté de la personne concernée.

[15] Doc. Parl., Ch. Repr., session 2024-2025, DOC 56 0532/001, p. 13

[16] C. C., 19 octobre 2023, n° 136/2023.

[17] C.C., 27 mars 2014, n°55/2014.

[18] Cette règle était reprise à l’article 207 CIR 92 jusqu’à une loi du 21 janvier 2022., M.B., 28 janvier 2022 – applicable à partir de l’exercice d’imposition 2022.

[19] C.C., 21 novembre 2024, n° 129/2024.

[20] Civ. Gand, 13 septembre 2022, R.G. 21/655/A.

[21] C.C., 21 novembre 2024, n°129/2024, B.8.

[22] CRIV 56 COM 041 du 26 novembre 2024, p. 25.

[23] Gand, 13 juin 2023, FisconetPlus ; en revanche, voy. Anvers, 22 octobre 2024, 2023/RG/664 ;

[24] Com. IR/92, n°444/2 et suivants et 444/23.

[25] Gand, 09.12.2003, G 03/10, FisconetPlus


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