Les régularisations fiscales, le rapatriement de capitaux et la législation anti-blanchiment (Part II)

La présentation est la deuxième partie sur sept d’une série présentant les enjeux fiscaux et pénaux des rapatriements de fonds depuis l’étranger sous l’angle de la législation anti-blanchiment.

FiscalitéF.F.F.Les régularisations fiscales, le rapatriement de capitaux et la législation anti-blanchiment (Part I)


II.B. L’absence de définition de la fraude fiscale grave, organisée ou non

9.

Pendant longtemps, la notion de « fraude fiscale grave, organisée ou non » n’a pas été définie si bien qu’il appartenait à chacun d’apprécier souverainement s’il se trouvait en présence d’une telle fraude.

Sans fournir de définition précise, l’arrêté royal du 9 février 2020 portant exécution de l’article 29, § 4 du Code d’instruction criminelle[1] présente néanmoins les critères permettant de juger de l’existence d’une fraude fiscale grave, organisée ou non.

La précision de cette notion était devenue nécessaire en raison de l’adoption de la loi du 5 mai 2019[2] qui prescrit que l'administration fiscale doit dénoncer au procureur du Roi les faits dont l'examen fait apparaître des indices sérieux de fraude fiscale grave, organisée ou non et qui impose une concertation entre le procureur du Roi et l'administration fiscale sur les dossiers reposant sur des indices de fraude fiscale grave, organisée ou non, qui ont été dénoncés par l'administration fiscale.

L’article 1er de l’arrêté royal du 9 février 2020 dispose que :

« Les faits visés à l'article 29, § 3, du Code d'Instruction criminelle, dont l'examen fait apparaître des indices sérieux de fraude fiscale grave, organisée ou non, qui constituent des infractions pénales aux termes des lois fiscales et des arrêtés pris pour leur exécution, doivent répondre à au moins un des critères suivants :

  • les faits se caractérisent tant par leur caractère sérieux que par leur caractère organisé;

Le caractère organisé des faits suppose l'utilisation de constructions ou de mécanismes complexes qui usent parfois des procédés à dimension internationale.

La gravité des faits dénoncés vise entre autres les contribuables qui commettent des infractions aux lois fiscales et aux arrêtés pris pour leur exécution, volontairement et de manière répétée ou qui commettent de multiples infractions. Les faits peuvent également être considérés comme sérieux lorsque la fraude est liée à la production ou à l'utilisation de faux documents ou lorsque le montant de l'opération connaît une ampleur considérable ou présente un caractère anormal.

  • il existe des indices sérieux que les faits soient connexes à des infractions de droit commun comportant un volet financier, économique, fiscal ou social grave ou des éléments sérieux de corruption ;
  • pour l'enquête sur les faits, des actes d'enquête judiciaires, qui contiennent une mesure contraignante, devraient être entrepris;
  • il existe des indices sérieux que les faits servent à financer les activités d'un groupe terroriste ou d'une organisation criminelle. ».


10.

Auparavant, il convenait de s’en référer aux quelques critères évoqués ci et là dans le cadre de divers travaux préparatoires.

Ainsi, les travaux parlementaires de la loi du 7 avril 1995, modifiant la loi du 11 janvier 1993 précisaient au sujet des critères de gravité et d’organisation :

« la gravité de la fraude peut résulter notamment non seulement de la confection et de l’usage de faux documents ou de recours à la corruption de fonctionnaires publics, mais surtout de l’importance du préjudice causé au Trésor public et de l’atteinte portée à l’ordre socio-économique. Le critère d’organisation de la fraude peut, quant à lui, se définir notamment par rapport à l’utilisation de sociétés-écrans, d’hommes de paille, de constructions juridiques complexes, de comptes bancaires multiples utilisés pour des transferts internationaux de capitaux. Ces éléments précisent également la dimension internationale de la fraude »[3].

Les travaux parlementaires loi du 31 décembre 2003 instaurant la procédure de déclaration libératoire unique indiquaient que « exclusivement pour l’application de la présente loi, les sommes capitaux et valeurs mobilières provenant d’avoirs logés dans une structure juridique simple, comme une société patrimoniale, ne doivent pas être considérés comme étant le produit d’une fraude fiscale grave et organisée »[4].

Les travaux parlementaires de la loi-programme du 27 décembre 2005[5] instaurant la procédure de régularisation fiscale « DLUbis » citent les carrousels TVA comme seul exemple de fraude fiscale grave et organisée.


11.

L’absence de définition plus précise de la notion de « fraude fiscale grave, organisée ou non » a été dénoncée devant la Cour constitutionnelle à la suite de l’adoption de la loi du 17 juin 2013.

Cette loi a introduit dans le Code des impôts sur les revenus 92, le Code de la TVA, le Code des droits et taxes divers, la loi générale sur les douanes et accises du 18 juillet 1977, la loi du 22 décembre 2009 relative au règlement général en matière d’accises, la loi du 3 avril 1997 relative au régime fiscal des tabacs manufacturés, mais pas dans le Code des droits de succession et le Code des droits d’enregistrement (nous y reviendrons), le concept de fraude « aggravée » lorsqu’elle est commise dans le cadre d’une fraude « grave, organisée ou non ».

Alors que le Conseil d’Etat avait déjà eu l’occasion de souligner dans son avis sur le projet de loi qu’il serait plus conforme au principe de légalité d’inscrire dans le texte légal les critères permettant de déterminer si les faits commis peuvent être perçus comme une fraude fiscale grave, la Cour constitutionnelle a jugé que « même si elles laissent au juge un large pouvoir d’appréciation, les dispositions attaquées ne lui confèrent pas un pouvoir autonome d’incrimination qui empiéterait sur les compétences du législateur. En effet, le législateur peut, sans violer le principe de légalité, charger le juge d’apprécier le degré de gravité à partir duquel un comportement punissable conduit à une aggravation de la peine. Compte tenu de la diversité des situations susceptibles de se présenter en pratique, le juge doit apprécier la gravité du comportement punissable, non pas en fonction de conceptions subjectives qui rendraient imprévisible l’application des dispositions attaquées, mais en prenant en considération des éléments objectifs et en tenant compte des circonstances propres à chaque affaire et de l’interprétation restrictive qui prévaut en droit pénal ». Et la Cour de conclure en indiquant que « les dispositions attaquées permettent dès lors à l’auteur d’une fraude fiscale de savoir de manière suffisante quelle sera la conséquence pénale de son comportement »[6].

Cette motivation de la Cour constitutionnelle ne convainc toutefois pas. En appeler à l’interprétation de cette notion floue par les cours et tribunaux, c’est omettre que la notion de fraude fiscale « grave, organisée ou non » tient une place centrale dans le cadre du dispositif préventif de la législation anti-blanchiment, sur lequel nous reviendrons ultérieurement, et qu’en amont de toute éventuelle décision judiciaire, un nombre considérable de personnes doivent avoir à juger s’ils se trouvent ou non en présence d’une telle fraude.


12.

L’introduction dans divers codes fiscaux du concept de fraude « aggravée » a néanmoins eu pour effet que la législation anti-blanchiment s’est référée, à compter de ce moment, à un délit spécifiquement incriminé par certaines dispositions de la législation fiscale.

S. SCARNA a écrit à ce sujet en 2014 :

« La loi du 15 juillet 2013 est une loi d’application immédiate. En pratique, les destinataires de la loi du 11 janvier 1993 doivent dénoncer les opérations qui seraient, à leurs yeux, susceptibles de constituer un acte de blanchiment lorsque les fonds proviennent notamment d’une fraude fiscale grave, organisée ou non et ce, depuis le 29 juillet 2013 (date d’entrée en vigueur de la loi du 15 juillet 2013). Cette notion existe à présent dans différents codes et textes fiscaux.

A cet égard, on précisera toutefois que le nouveau texte est d’interprétation plus large mais aussi plus restrictive :

i) plus large puisqu’il suffira que la fraude fiscale soit grave pour qu’une dénonciation intervienne même si elle ne devait pas être organisée ou faire appel à des mécanismes complexes ou à dimension internationale ;

ii) plus restrictive, vu qu’il s’agit aujourd’hui d’une référence à un délit incriminé par certains textes légaux.

Partant, dès lors qu’une loi fiscale, (comme le Code des droits d’enregistrement ou le Code des droits de succession) ne comporte pas de texte spécifique en ce sens, aucune infraction de fraude fiscale grave ne peut être retenue. En conclusion, on estime dès lors que dès que la fraude sera successorale ou relative à des droits d’enregistrement, il ne pourrait y avoir de dénonciation »[7].

Peut-on considérer qu’en introduisant la fraude aggravée dans certains codes fiscaux seulement, le législateur aurait, « par omission » en quelque sorte, décidé que ce type de fraude ne pouvait exister dans le cadre des matières où il ne l’a pas spécifiquement visée ?

La démonstration de S. SCARNA est convaincante. Les choses ont néanmoins évolué depuis et, aujourd’hui, on pourrait objecter toutefois les termes, aussi critiquables soient-ils, de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 5 février 2015 qui confient au juge la tâche de définir la notion de fraude fiscale « grave, organisée ou non » ainsi, désormais, que les critères d’appréciation figurant dans l’arrêté royal du 9 février 2020.


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[1] A.R. du 9 février 2020 portant exécution de l’article 29, § 4 du Code d’instruction criminelle, M.B., 24 février 2020, p. 10498

[2] Loi portant des dispositions diverses en matière pénale et en matière de cultes, et modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l'euthanasie et le Code pénal social, M.B., 24 mai 2019, p. 50023

[3] Doc. parl., Sénat, sess. Ord. 1994-1995, n° 1323-1, p. 3

[4] Doc. parl., Ch. Repr., sess. Ord. 2003-2004, n° 51-0353/001, p. 9

[5] Doc. parl., Ch. Repr., sess. Ord. 2005-2006, n° 51-2097/001, pp. 75-76

[6] C. Const., arrêt n° 13/2015 du 5 février 2015

[7]S. SCARNA, « Le rapatriement de fonds non-déclarés en France par un néo-résident fiscal belge : risques de blanchiment ? », Revue de planification patrimoniale belge et internationale, 2014/4, p. 432

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