Dans le cadre de l'hommage à Gérard Delvaux effectué lors du passage de flambeau en tant que Président de l'Ordre des Experts-comptables, mais surtout après une carrière remarquable, l'OECCBB a réalisé à son attention un liber Amicorum dont nous publierons chaque samedi, pendant les prochains mois, les différentes publications.
Lorsqu’il s’agit d’évoquer le passage en société, on a souvent tendance à se limiter aux considérations techniques du droit fiscal et aux subtilités comptables que suppose ce choix de structuration. Pourtant, quiconque a un jour conseillé un indépendant ou un chef d’entreprise dans sa transition vers le statut sociétaire sait à quel point cette démarche s’inscrit dans un contexte historique et juridique bien plus vaste. C’est précisément la raison pour laquelle, en qualité de praticien et de spécialiste du passage en société, j’ai souhaité rédiger un article qui remonte aux sources de cette réalité profondément ancrée dans l’environnement professionnel belge, et particulièrement dans les professions libérales.
Ce retour aux fondements du système fiscal et de la comptabilité dans notre pays ne relève pas seulement d’un goût pour l’érudition. Il est intimement lié à la mise en valeur de la contribution exceptionnelle de Gérard Delvaux, figure emblématique de l’expertise comptable, véritable « institution » à lui seul. À la fois Expert-comptable, Réviseur d’entreprises, Expert judiciaire et Mandataire judiciaire, Gérard Delvaux s’est imposé comme une référence absolue dans le monde des professions du chiffre. Son parcours, jalonné de mandats prestigieux, d’interventions déterminantes dans de nombreuses procédures judiciaires et d’initiatives entrepreneuriales fructueuses, mérite qu’on lui rende un hommage à la hauteur de ses accomplissements.
C’est dans le cadre de ce liber amicorum, et plus spécifiquement du Liber Amicorum préparé en l’honneur de Gérard Delvaux et pour les cinquante ans d’existence de la loi comptable du 17 juillet 1975, que cette initiative prend tout son sens. Le Liber Amicorum, tradition bien établie, a pour fonction de rassembler réflexions professionnelles, témoignages amicaux et contributions académiques en l’honneur d’une personne ayant marqué de son empreinte la discipline concernée. Les milliers de pages rédigées par Gérard Delvaux au sujet de la comptabilité et de l’audit confirment que peu de professionnels auront autant œuvré à la diffusion d’un savoir d’excellence dans ces matières.
Dans l’esprit de célébrer à la fois l’homme et l’histoire qui sous-tend nos pratiques professionnelles, j’ai estimé opportun de revenir aux racines juridiques et fiscales de la notion de passage en société, un choix particulièrement pertinent pour comprendre pourquoi et comment ce statut s’est, au fil du temps, imposé comme un pivot essentiel de l’optimalisation en Belgique. Les professions libérales y recourent régulièrement, y voyant un instrument d’organisation professionnelle, de transmission patrimoniale ou encore de planification fiscale.
En parcourant cette rétrospective, on voit se dessiner le portrait d’une fiscalité et d’une comptabilité belges continuellement façonnées par des réformes successives, des débats parlementaires et des décisions de justice, mais aussi par le travail acharné d’hommes et de femmes qui, comme Gérard Delvaux, ont su faire progresser la profession dans son ensemble. Prendre la mesure de cette histoire permet de mieux appréhender la légitimité et l’ampleur des choix que nos clients et confrères opèrent aujourd’hui lorsqu’ils envisagent un passage en société. C’est également rendre hommage à ceux qui, par leurs travaux et leurs conseils, ont jeté les bases de cette profession du chiffre que nous exerçons avec passion et rigueur.
Ainsi, au-delà de l’analyse technique, de l’exposé des avantages et des particularités de l’impôt des sociétés ou de la requalification des revenus, j’entends, par ce texte, replacer le passage en société dans la continuité d’une évolution historique et d’une culture professionnelle qui a trouvé, en Gérard Delvaux, un ambassadeur hors pair. C’est aussi l’occasion de souligner que l’essence même de nos pratiques actuelles s’explique à la lumière d’événements passés et de personnalités qui ont activement contribué à la construction du cadre légal et comptable dont nous sommes les héritiers.
Que cette plongée dans les archives fiscales et comptables soit donc perçue comme un modeste hommage à l’homme qui, depuis tant d’années, œuvre sans relâche à la promotion et à l’amélioration de notre métier. Si Gérard Delvaux a su faire de l’expertise comptable un champ d’excellence, on comprend, à lire son parcours, combien les racines historiques et législatives l’ont nourri, et pourquoi le passage en société, objet d’innombrables discussions et d’articles, se révèle, encore aujourd’hui, un instrument incontournable pour les professions libérales et le monde économique belge.
Le système fiscal belge s’est bâti au fil de l’histoire, dans une succession de réformes souvent ponctuelles qui ont complexifié la législation au point de faire émerger un véritable « labyrinthe » fiscal. Cette complexité se retrouve aujourd’hui dans la coexistence de multiples régimes, taux et catégories de revenus qui encouragent, voire nécessitent, l’optimalisation. L’un des exemples les plus marquants de ce phénomène est le passage en société, lequel s’appuie précisément sur la segmentation de l’impôt entre différentes sources de revenus. Afin de comprendre l’attrait qu’exerce encore ce passage en société, il convient d’abord d’en revisiter les fondements historiques et d’observer les évolutions législatives qui, depuis plus d’un siècle, ont façonné la fiscalité belge dans sa forme actuelle.
Les racines de la fiscalité belge contemporaine remontent à la période de la Révolution française, lorsqu’on voulut abolir les privilèges fiscaux des trois ordres, en l’occurrence le Clergé, l’Aristocratie et la Bourgeoisie. L’idée d’établir l’égalité devant l’impôt se traduisit alors par l’acceptation d’une contribution directe, sous réserve qu’elle fût contrôlée démocratiquement par les représentants de la Nation. Cet idéal révolutionnaire, nourri d’aspirations égalitaires, sous-tend encore aujourd’hui le principe selon lequel chacun est censé participer à l’effort collectif selon ses capacités contributives.
Toutefois, bien avant 1830, alors que la Belgique se trouvait sous gouvernance hollandaise, un impôt personnel plus systématique avait déjà été envisagé. Les autorités hollandaises voulaient asseoir ce prélèvement sur la capacité financière de chacun, à travers des indicateurs comme la valeur locative des bâtiments, le nombre de portes et de fenêtres ou encore le recours à des domestiques. Cette approche, pourtant qualifiée de moderne à l’époque, fut mal acceptée dans les provinces méridionales, qui s’opposèrent fermement à ce nouveau mode de contribution. Après l’Indépendance de 1830, l’article 139 de la Constitution belge affirma la nécessité de réformer la fiscalité, mais cette volonté politique ne se concrétisa pas aussitôt dans les faits.
Tout au long du XIXᵉ siècle, la fiscalité en vigueur reposait sur un socle composé d’impôts à la fois directs et indirects. L’impôt censitaire, appelé le cens, visait essentiellement la propriété et constituait même un critère électoral, puisqu’il était lié au droit de vote censitaire. Or, son assiette, fondée sur des signes extérieurs de richesse et non sur la valeur réelle du patrimoine, ne suivait pas l’évolution du marché ou la croissance économique. En outre, plusieurs analyses de l’époque, dont celle de Jules Ingenbleeck, ont souligné le caractère dégressif du cens lorsque les loyers augmentaient : plus le loyer était élevé, plus le taux d’imposition effectif diminuait.
En parallèle, le droit de patente imposait chaque activité économique selon des barèmes déterminés par la loi. Certaines catégories, comme les sociétés anonymes, bénéficiaient ainsi d’une forme de faveur puisque le taux légal (souvent de l’ordre de 2 % sur les bénéfices distribués) paraissait alors modeste. Quant aux impôts indirects, ils frappaient une gamme de biens de consommation communs, tels que le sel, le beurre, la bière ou le tabac. Leur productivité était si élevée qu’ils représentaient parfois plus de 70 % des recettes fiscales.
Dans ce contexte, le niveau de taxation, en proportion du revenu global, demeurait relativement faible. Les taux modestes et la simplicité de perception (notamment via les accises) faisaient que le législateur n’intervenait qu’assez rarement en matière fiscale. Toutefois, à la veille de la Première Guerre mondiale, les dépenses de l’État commençaient à croître, notamment sous l’effet du renforcement de l’armée et de l’introduction du service militaire. Des initiatives furent alors esquissées pour créer un premier impôt sur les revenus et bénéfices des sociétés (à hauteur de 4 %) ainsi qu’une taxe sur les automobiles.
Le véritable acte fondateur de la fiscalité belge moderne intervint le 29 octobre 1919, au sortir de la Première Guerre mondiale. Sous l’impulsion d’un gouvernement d’union nationale où les socialistes jouèrent un rôle déterminant, fut adoptée une grande réforme qui institua un impôt cédulaire sur trois grandes catégories de revenus (revenus immobiliers, revenus mobiliers, revenus professionnels), assorti d’un impôt complémentaire global et progressif.
Le parti socialiste, en contrepartie de sa participation gouvernementale, exigeait l’instauration d’un barème progressif, le principe de la déclaration annuelle des revenus et la possibilité pour l’administration fiscale de contrôler la véracité des montants déclarés. C’est ainsi que naquit en Belgique l’obligation pour chaque contribuable de « dénoncer » ses revenus, mode de fonctionnement qui subsiste de nos jours. Concrètement, la loi prévoyait, pour chaque catégorie de revenus, un mécanisme de taxation et de perception spécifique. Les tranches progressives s’appliquaient ensuite au total des revenus, tandis que la cotisation était encore due par ménage.
Le principe du cumul des époux, ainsi que la réduction pour personnes à charge, se trouvait déjà dans cette réforme pionnière. La déclaration annuelle prit donc une forme relativement similaire à celle que nous connaissons aujourd’hui, même si elle s’est par la suite enrichie de rubriques diverses et variées.
À partir de 1921, l’État belge mit en place un régime de transmission, considéré comme l’ancêtre de la TVA, avec en parallèle une taxe sur le luxe qui frappait certains biens jugés non essentiels. Les taux d’imposition connurent par la suite de fréquentes augmentations pour financer un État qui, durant l’entre-deux-guerres, se voulait plus volontariste et interventionniste. Pendant la crise économique des années 1930, on introduisit une « contribution de crise » qui, bien qu’annoncée comme temporaire, perdura au-delà de la date initialement prévue.
En 1938, la création du précompte professionnel constitua une avancée significative dans la manière d’identifier et de recouvrer l’impôt sur les revenus du travail. Dès lors, l’administration put mieux contrôler l’assiette imposable et exiger des employeurs qu’ils retiennent l’impôt à la source, alors même que l’individu percevait sa rémunération.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les pouvoirs publics se trouvèrent confrontés à une situation économique complexe. La fraude fiscale se généralisa, en partie parce que la priorité était davantage à la reconstruction et à la relance qu’à un strict respect du cadre législatif. Toutefois, cette phase d’après-guerre allait progressivement préparer la voie à une vaste refonte, concrétisée en 1962.
Le législateur, conscient des lacunes de l’ancien système, décida en 1962 de regrouper plusieurs impôts (foncier, mobiliers, professionnels) sous un cadre légal plus cohérent : le Code des impôts sur les revenus 1962, ou CIR 62. L’objectif déclaré était de simplifier la réglementation en imposant l’ensemble des revenus des personnes physiques de manière plus globale.
Dans la pratique, quatre catégories de revenus furent distinguées : les revenus immobiliers, les revenus mobiliers, les revenus professionnels et les revenus divers. On instaurait pour chacun des règles propres, tout en recourant aux précomptes professionnel, mobilier et immobilier pour assurer un paiement par provision. Les exposés des motifs relatifs à cette réforme vantaient déjà l’idée d’une plus grande lisibilité, le souci d’encourager l’investissement et la productivité, ainsi que la volonté de restreindre la fraude.
Pourtant, à peine quelques années plus tard, la complexité réapparut. Les réformes menées dans les années 1970 et 1980 ne concernèrent pas tant la structure de l’impôt que l’ajustement régulier des taux, la création de certains régimes préférentiels et le traitement particulier de revenus jugés exceptionnels (par exemple, certaines plus-values de nature spéculative). Cette évolution partielle avait pour effet de multiplier les niches potentielles. En 1971, la taxe de transmission fut remplacée par la TVA, conformément aux exigences européennes, et la dernière péréquation cadastrale date de 1979, ce qui fait toujours débat quant à sa réelle neutralité.
Au cours des années 1980, un courant international émergea, prônant la réduction de la pression fiscale pour soutenir la compétitivité et l’investissement. En Belgique, cependant, le poids de l’endettement public, alors très au-dessus de la moyenne européenne, limitait la marge de manœuvre. Des mesures ponctuelles, comme l’introduction du précompte mobilier libératoire en 1984, visaient toutefois à simplifier le traitement des revenus de capitaux pour les contribuables.
La réforme du régime matrimonial fiscal (notamment la séparation d’imposition des conjoints et le quotient conjugal) fut amorcée à partir de 1988 pour atténuer l’injustice perçue dans la « globalisation » des ressources du ménage. Mais les ajustements restèrent fragmentaires. Le Code fut réécrit en 1992 pour y voir plus clair, sans que soient bouleversés les principes issus des années 1960.
Dès la fin des années 1990, et tout au long des décennies suivantes, la Belgique poursuivit ses efforts pour réduire les taux nominaux de certains impôts, dans un contexte de concurrence fiscale grandissante. L’impôt des personnes physiques fut l’objet d’une réforme dite « Reynders » dans les années 2000, marquée par la volonté d’alléger l’impôt sur les revenus du travail, d’améliorer la prise en compte des enfants et de promouvoir une fiscalité plus verte. Néanmoins, l’effet de ces baisses fut parfois neutralisé par la hausse des taxes communales.
Dans le même temps, l’impôt des sociétés subit lui aussi une série de réformes. L’introduction des intérêts notionnels, dans le sillage de la suppression du régime favorable des centres de coordination, illustre la façon dont le législateur tente de compenser un avantage supprimé à la demande de l’Europe par un nouvel instrument censé soutenir la compétitivité des entreprises belges. Au fur et à mesure que de nouveaux dispositifs s’ajoutent au Code, l’ensemble gagne en densité et en complexité, obligeant le contribuable à solliciter de plus en plus l’expertise de conseillers fiscaux.
La régionalisation d’une partie de la fiscalité est venue encore renforcer cette complexité. En effet, en obtenant des compétences élargies en matière de droits d’enregistrement ou de réductions fiscales ciblées (comme pour l’acquisition d’une première habitation), les Régions belges peuvent désormais mener chacune leur propre politique. La concurrence interrégionale n’est pas négligeable, ce qui explique parfois la mise en place de régimes plus attractifs dans certaines matières, engendrant un paysage fiscal encore plus épars.
La multiplication des dispositions et exceptions, nourrie par des lois-programmes annuelles, a engendré un phénomène de « rage taxatoire » dénoncé par de nombreux observateurs. Il ne s’agit pas d’une simple frénésie de la pression fiscale, mais plutôt d’une tendance à intervenir régulièrement dans le Code pour combler une faille, créer une exonération ou encore répondre à une injonction européenne. Or, chaque intervention législative accroît la prolifération de règles spécifiques et alimente la segmentation de l’impôt, laquelle ouvre la porte à des stratégies d’optimalisation.
Certaines failles subsistent parfois durant des décennies, comme en témoigne l’exemple de l’usufruit. Depuis un arrêt de 1986, la jurisprudence consacre la « praticabilité fiscale » d’un montage consistant à loger un usufruit au sein d’une société, parce que le texte légal ne mentionne pas un mot qui aurait pu en limiter la portée. Malgré les critiques, le législateur n’a jamais procédé à une correction substantielle, laissant s’installer une pratique parfois qualifiée de « cadeau fiscal ».
Par ailleurs, la Cour de Cassation a rappelé à plusieurs reprises que le contribuable demeure libre d’adopter la « voie la moins taxée » du moment qu’il agit dans le respect formel de la loi. Cette jurisprudence, combinée aux lacunes du Code, protège donc certaines structures d’optimalisation.
Cette dynamique a été relancée de plus belle avec la réforme de l’impôt des sociétés (ISoc) 2018, adoptée par la loi du 25 décembre 2017 et entrée en vigueur par phases à partir de l’exercice d’imposition 2019. Visant une baisse nominale du taux de l’ISoc, accompagnée de nombreuses mesures compensatoires pour en maintenir la neutralité budgétaire, cette réforme a notamment ramené progressivement le taux de 33 % à 25 % (et le taux réduit à 20%), tout en introduisant divers correctifs : limitation des déductions reportées au travers de la « corbeille » (base imposable minimale), révision de la déduction pour capital à risque, restrictions concernant les frais payés à l’avance, ou encore instauration d’une cotisation distincte si la société ne verse pas à son dirigeant une rémunération minimale (45 000 € ou le résultat imposable si celui-ci est inférieur). Si ces garde-fous permettent de contenir certains montages purement artificiels, la baisse générale du taux nominal de l’impôt des sociétés renforce mécaniquement l’attrait du passage en société, dans la mesure où l’écart entre l’IPP progressif et l’ISoc réduit se trouve accru pour certains profils de contribuables. À moyen terme, cette réforme stimule donc davantage les volontés d’optimalisation et encourage la structuration d’activités professionnelles via des véhicules sociétaires.
Face à cette réalité, l’Administration se retrouve, une fois de plus, dans une position délicate : soucieuse de préserver les recettes publiques, elle doit jongler avec un arsenal de mesures anti-abus de plus en plus sophistiquées, tandis que les conseillers fiscaux perfectionnent sans cesse leurs montages en exploitant chaque parcelle de la législation. Au final, le résultat se traduit par un code fiscal encore plus technique et foisonnant, dont la complexité favorise l’apparition de nouvelles « niches » ou de « trous » ponctuels que seule une surveillance législative constante peut corriger. Mais cette correction est souvent retardée ou politiquement délicate, de sorte que l’optimalisation n’en finit pas de prospérer. Le passage en société, en particulier, reste l’une des pratiques emblématiques de cette quête de la « voie la moins taxée », désormais dopée par l’abaissement de l’ISoc décidé en 2018.
Le passage en société tire son intérêt, entre autres, du différentiel existant entre les barèmes de l’impôt des personnes physiques et ceux de l’impôt des sociétés. Tantôt plus avantageux pour un niveau de bénéfices donné, tantôt pour des opérations de capital, le statut sociétaire permet d’opérer des arbitrages sur la distribution des dividendes, l’attribution d’avantages ou la transformation de certains revenus professionnels en revenus mobiliers, souvent moins imposés.
Ce levier a toutefois une portée qui dépasse la seule question du taux. La société peut recourir à divers régimes fiscaux spécifiques (exonération de plus-values, intérêts notionnels, amortissements accélérés, etc.), tandis qu’une personne physique supporte un barème progressif élevé dès lors que ses revenus dépassent certains seuils. Dans un système segmenté où chaque catégorie de revenus suit ses propres règles, il est tentant de faire basculer une partie d’une rémunération professionnelle vers le poste « dividendes », ou d’utiliser une société pour y loger l’usufruit d’un immeuble.
Ces stratégies, bien que légales, font parfois l’objet d’un contrôle accru de la part de l’Administration fiscale, qui peut contester la réalité économique de certains montages. Mais l’argument demeure délicat pour elle à manier, puisque la Cour de Cassation, comme évoqué plus haut, admet la légitimité de la voie la moins taxée lorsqu’elle n’enfreint pas explicitement le texte de loi.
Le contexte historique belge, marqué par la Révolution française et l’obsession initiale d’égalité, a très vite laissé place à une multitude de dispositifs permettant de combler les besoins financiers de l’État tout en tenant compte des impératifs économiques du moment. Les grandes réformes, dont celle de 1919 et la création du CIR 62, ont constamment cherché un équilibre entre la progressivité de l’impôt et la collecte efficace des recettes. Pourtant, l’enchevêtrement progressif des barèmes, dérogations et taxes complémentaires est devenu tel que la simplicité, originellement annoncée, se fait de plus en plus rare.
La régionalisation, la concurrence internationale, les décisions de justice européennes et la nécessité chronique de financer un État très endetté ont également amplifié la difficulté à entreprendre une refonte intégrale. Les gouvernements successifs en sont réduits à des révisions partielles, souvent dictées par l’urgence ou la conjoncture politique, ce qui entretient la complexité du système. Paradoxalement, cette complexité elle-même s’avère propice à l’optimalisation : la diversité des régimes, taux et catégories offre un terrain fertile pour la requalification des revenus, dont le passage en société est l’une des formes les plus emblématiques.
Au vu de ces dynamiques, il paraît illusoire d’escompter une réforme radicale — par exemple l’instauration d’une flat tax ou la fusion de toutes les catégories de revenus — dans un avenir prévisible. Les coûts politiques et économiques seraient trop importants, et un consensus large fait défaut dans le paysage fragmenté de la politique belge. Le contribuable avisé, lui, continuera de naviguer dans ces eaux mouvantes, à la recherche de failles ou d’opportunités pour réduire légitimement sa pression fiscale.
C’est ainsi que l’histoire multiséculaire de la fiscalité belge, depuis les prémices révolutionnaires jusqu’aux lois-programmes les plus récentes, éclaire la raison pour laquelle le passage en société reste une option attrayante pour beaucoup de professionnels et d’entrepreneurs. Tant que le régime dual, opposant l’impôt progressif sur les personnes physiques aux taux généralement plus favorables de l’impôt sur les sociétés, demeurera ancré dans les textes, cette pratique restera l’une des voies majeures de planification fiscale.