Dégrèvement d’office: une décision d’inconstitutionnalité ne constitue-t-elle un « fait nouveau probant » que si elle est rendue par la Cour constitutionnelle ?

Dans un récent arrêt du 26 novembre 2020 (C. const., n° 160/2020), la Cour constitutionnelle dégage un nouveau critère pour limiter le droit des contribuables de demander un dégrèvement d’office suite à une jurisprudence constant l’inconstitutionnalité d’une norme fiscale. Cet arrêt offre l’occasion de baliser les contours sinueux d’un dégrèvement pas si d’office que ça.


Contexte

Pour mémoire, l’article 376, § 1er, CIR 92 prévoit la possibilité de demander le dégrèvement d’office des surtaxes qui apparaîtraient notamment à la lumière de documents ou faits nouveaux probants, dont la production ou l’allégation tardive par le redevable est justifiée par de justes motifs et qui sont signalées dans les cinq ans à partir du 1er janvier de l’année au cours de laquelle l’impôt a été établi.

Le concept de document ou fait nouveau probant (ou, ensemble, élément nouveau) est abondamment sollicité dans la pratique. Tels que définis par la Cour de cassation, les faits ou documents nouveaux sont ceux qui sont de nature à faire la preuve d'une surtaxe qui n'avait pu être faite antérieurement et que le redevable n'était pas en mesure de produire avant les délais de réclamation ou de recours.

Le constat d’un fait nouveau probant recèle encore de nombreux pièges et incertitudes, en particulier lorsqu’un contribuable fait valoir que cet élément nouveau résulte d’une nouvelle jurisprudence alors que, selon l’article 376, § 2, CIR 92, ni un nouveau moyen de droit ni un changement de jurisprudence ne peut constituer un tel élément nouveau.

L’enjeu financier s’avère souvent substantiel puisque la qualification d’une nouvelle jurisprudence en tant que fait nouveau probant permet aux contribuables concernés de solliciter le dégrèvement d’office en remontant jusqu’à cinq années en arrière.

À cet égard, la jurisprudence récente de la Cour constitutionnelle révèle une nouvelle position quant au critère sur la base duquel, selon elle, une décision de justice prononçant l’inconstitutionnalité d’une norme fiscale peut constituer un tel fait nouveau probant, et donc ouvrir le droit à un dégrèvement d’office pour les contribuables concernés.


Commentaire de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 26 novembre 2020

Un arrêt rendu par la Cour constitutionnelle suite à un recours en annulation ouvre légalement un nouveau délai de réclamation pour que les contribuables puissent obtenir la restitution des impôts indûment payés, dans la mesure où la Cour constitutionnelle a effectivement annulé de façon rétroactive les effets de la loi jugée inconstitutionnelle (les effets d’une telle loi étant en pratique souvent maintenus par la Cour constitutionnelle pour le passé sur la base de considérations budgétaires).


Concernant un arrêt rendu par la Cour constitutionnelle en réponse à une question préjudicielle, il était déjà acquis que, lorsqu’il constate l’inconstitutionnalité d’une norme fiscale législative, un tel arrêt constitue bien un fait nouveau probant donnant lieu à un dégrèvement d’office, et qu’il ne s’agit alors ni d’un nouveau moyen de droit ni d’un changement de jurisprudence (C. const., 8 novembre 2006, n° 160/2006).


Pour justifier cette qualification de fait nouveau probant d’un de ses arrêts rendus sur question préjudicielle, le critère essentiel retenu jusque-là par la Cour constitutionnelle était le fait qu’un constat d’inconstitutionnalité « concerne l’existence même de la norme fondant la surtaxe et s’impose à l’autorité », contrairement à un nouveau moyen de droit ou un changement de jurisprudence qui « ne concerne que l’interprétation de la norme qui fonde la surtaxe et reste soumis au pouvoir d’appréciation du juge » (point A.6.3 de l'arrêt n° 160/2006).

Par son arrêt du 26 novembre 2020, la Cour constitutionnelle a cependant décidé qu’il n’y avait pas de discrimination à considérer que, contrairement à un de ses arrêts rendus sur question préjudicielle constatant l’inconstitutionnalité d’une norme fiscale législative, une décision d’une juridiction ordinaire constatant l’inconstitutionnalité d’une norme fiscale réglementaire sur la base de l’article 159 de la Constitution ne soit quant à elle pas considérée comme un fait nouveau probant au sens de l’article 376 CIR 92 (C. const., 26.11.2020, n° 160/2020).


Le fait que la décision de la juridiction ordinaire soit passée en force de chose jugée et que l’administration fiscale l’ait expressément admise ou qu’elle s’y soit expressément ralliée ne change apparemment rien selon la Cour constitutionnelle.

La Cour constitutionnelle justifie cette différence de traitement essentiellement par les effets juridiques de ses arrêts rendus sur question préjudicielle, qui dépassent le seul litige pendant devant le juge qui a posé la question préjudicielle.

Même s’il n’est pas revêtu de l’autorité absolue de chose jugée d’un de ses arrêts d’annulation, un arrêt d’inconstitutionnalité rendu par la Cour constitutionnelle sur question préjudicielle a certes une portée plus étendue qu’une « simple » décision d’une juridiction ordinaire. Ainsi :

  1. L’arrêt de réponse de la Cour constitutionnelle s’impose à la juridiction qui a posé la question préjudicielle et à toute autre juridiction appelée à statuer dans la même affaire ;
  2. Toute juridiction devant laquelle une question relative à la constitutionnalité d’une norme législative est soulevée n’est plus obligée de poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle si cette dernière a déjà statué sur une question ayant un objet identique, à condition que la juridiction concernée se conforme à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (effet désigné comme l’autorité relative « renforcée » de chose jugée) ; et,
  3. Une norme législative déclarée inconstitutionnelle en réponse à une question préjudicielle peut faire l’objet d’un recours en annulation devant la Cour constitutionnelle.

Le contrôle par voie d’exception de l’article 159 de la Constitution impose quant à lui uniquement à la juridiction ordinaire qui opère ce contrôle d’écarter l’application, dans la décision tranchant le litige spécifique qui lui est soumis, d’une norme réglementaire jugée illégale ou inconstitutionnelle.


Dans sa motivation, la Cour constitutionnelle se focalise donc sur les effets juridiques d’un de ses arrêts d’inconstitutionnalité rendus sur question préjudicielle, mais ne commente en réalité pas en quoi la différence de portée par rapport à une décision d’inconstitutionnalité prononcée par une juridiction ordinaire devrait conduire à admettre une distinction au regard de la définition d’un fait nouveau probant au sens de l’article 376, § 1er, CIR 92, et partant admettre la conformité à la Constitution d’une différence de traitement - qui doit pour cela être raisonnable et objectivement justifiée - entre les contribuables victimes d’une imposition jugée inconstitutionnelle selon que la norme fondant cette imposition soit de nature législative (concernant laquelle le contrôle de conformité à la Constitution lui est dévolu) ou réglementaire (concernant laquelle le contrôle de conformité à la loi et à la Constitution est dévolu au Conseil d’Etat ou, par voie d’exception, aux juridictions ordinaires).


Elle fait en particulier l’impasse sur le critère issu de sa propre jurisprudence de 2006 où elle avait considéré comme décisif que l’existence d’un vice d’inconstitutionnalité mette à mal l’existence même de la norme, par opposition à sa seule interprétation par un nouveau moyen de droit ou un changement de jurisprudence.


Si l’on se réfère uniquement à la sémantique de la notion de fait (nouveau) probant, le raisonnement livré par la Cour constitutionnelle pourrait être inspiré par une volonté de refuser d’accorder un caractère probant (suffisant) aux décisions d’inconstitutionnalité rendues par les juridictions ordinaires. Rien dans le raisonnement de la Cour constitutionnelle ne permet toutefois de déduire cette interprétation, qui serait d’ailleurs contestable puisqu’il ne lui revient pas d’interpréter la portée de l’article 376 CIR 92.


Par ailleurs, à la lecture du seul dispositif de cet arrêt du 26 novembre 2020, l’on pourrait penser que la Cour constitutionnelle limite sa réponse à la justification de la différence de traitement identifiée dans les questions préjudicielles, ce qui n’exclurait théoriquement pas que la qualification de fait nouveau probant puisse malgré tout être attribuée à une décision d’inconstitutionnalité d’une norme réglementaire prononcée par une juridiction ordinaire.


Cette hypothèse est cependant exclue par la Cour constitutionnelle lorsqu’elle précise explicitement que conférer à une telle décision la qualification d’élément nouveau donnant lieu à un dégrèvement d’office ne serait, selon elle, pas conforme au « choix effectué par le Constituant » concernant la portée du contrôle par voie d’exception de l’article 159 de la Constitution, et qu’il s’agirait par conséquent d’un sujet sur lequel « la Cour ne peut [pas] se prononcer » (points B.8.2. et B.8.3. de l'arrêt n° 160/2020). Cette intention prêtée par la Cour constitutionnelle au Constituant n’est toutefois pas étayée dans l’arrêt et est reprise dans la motivation de la Cour, mais pas dans le dispositif de sa décision.


En usant de logique et de bon sens, il est au contraire légitimement permis de douter que l’article 159 de la Constitution ait intentionnellement été destiné à ne pas permettre aux contribuables de solliciter un dégrèvement d’office lorsque les surtaxes sont fondées sur une norme réglementaire jugée inconstitutionnelle, alors que cette possibilité leur aurait été offerte si les mêmes surtaxes avaient été fondées sur une norme législative jugée inconstitutionnelle, surtout vu le principe de légalité des impôts de l’article 170 de la Constitution.

Loin de constituer une justification raisonnable et objective de la différence de traitement, le raisonnement de la Cour constitutionnelle semble plutôt révélateur d’un pragmatisme inspiré des enjeux budgétaires pour l’Etat belge : un arrêt rendu par la Cour constitutionnelle en réponse à une question préjudicielle sera généralement suivi par les juridictions de fond sans interroger à nouveau la Cour constitutionnelle, alors que la seule existence d’une jurisprudence (même unanime) de juridictions ordinaires appliquant l’exception d’inconstitutionnalité à une norme fiscale réglementaire n’a pas d’effet juridique (autre que celui d’être une source d’interprétation potentielle) sur un autre litige concernant la même norme fiscale.


Même si cette approche de la Cour constitutionnelle est contestable vu sa mission de sauvegarde des droits fondamentaux des citoyens, il reste que, suite à cet arrêt, même la Cour de cassation ne pourrait en principe plus interpréter une décision d’inconstitutionnalité d’une juridiction ordinaire comme un fait nouveau probant donnant lieu à un dégrèvement d’office, puisqu’une telle interprétation serait dorénavant considérée par la Cour constitutionnelle comme incompatible avec la Constitution.


Conclusion critique

En se prévalant d’une autorité plus étendue que celle des juridictions ordinaires et en empruntant le détours d’une interprétation discutable de l’intention du Constituant quant à la portée du contrôle par voie d’exception de l’article 159 de la Constitution, le raisonnement sinueux de la Cour constitutionnelle constitue en fait une entrave à la mission d’interprétation de la loi et d’uniformisation de la jurisprudence de la Cour de cassation.


Outre les tensions que cela pourrait raviver entre les deux juridictions, le débat sur le droit à un dégrèvement d’office suite à une décision d’inconstitutionnalité n’en est certainement pas encore à son épilogue.


Il n’est en effet pas exclu que les juridictions ordinaires persistent à considérer que l’inconstitutionnalité d’une norme réglementaire constatée sur la base de l’article 159 de la Constitution constitue bel et bien un fait nouveau probant ouvrant le droit à un dégrèvement d’office. Même si la motivation de l’arrêt de la Cour constitutionnelle se propose de considérer que cela serait incompatible avec l’intention du Constituant, le dispositif de l’arrêt ne fait que décider de l’absence de discrimination et n’interdit donc pas, en lui-même, à une juridiction ordinaire d’adopter cette position.


Par ailleurs, toujours au niveau des juridictions ordinaires, le débat pourrait se déplacer vers la question de la responsabilité de l’Etat du fait du pouvoir exécutif ; ou encore, l’intervention de la Cour européenne des droits de l’homme pourrait être sollicitée en invoquant une atteinte au droit à un recours effectif, inclus dans celui à un procès équitable (article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme), et/ou au droit à la propriété privée (article 1er du premier protocole additionnel).


Il faudra donc surveiller comment cet arrêt de la Cour constitutionnelle, révélateur d’une démarche apparemment plus politique que juridique, sera reçu par les juridictions ordinaires.


Dans un souci de prévisibilité de la loi, il serait d’ailleurs souhaitable qu’à de telles occasions une définition de la jurisprudence en tant que fait nouveau probant soit dégagée à la lumière d’une comparaison avec la portée des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, de la Cour de justice de l’Union européenne, du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation, afin d’enfin identifier un critère clair permettant aux justiciables de déterminer avec certitude dans quelles circonstances une nouvelle jurisprudence ouvre le droit à un dégrèvement d’office.

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Source : Tiberghien

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